Dis­cours du pape François.

Majesté, Altesse,

Dis­tin­guées Autorités et respon­s­ables religieux,

Émi­nences, Excellences,

Mes­dames et Messieurs,

Je remer­cie Son Altesse le Cheikh Saif Bin Zayed al Nahyan et le père Fed­eri­co Lom­bar­di pour leurs aimables paroles de salu­ta­tion et d’introduction.

L’importance des thèmes que vous abor­derez pen­dant ces journées est immense. Vous êtes nom­breux à vous en occu­per avec engage­ment et clair­voy­ance depuis plusieurs années. Il y a deux ans, en rece­vant les par­tic­i­pants au Con­grès « Child Dig­ni­ty in the Dig­i­tal World », j’ai déjà eu l’occasion de vous encour­ager à unir vos forces pour affron­ter la ques­tion de la pro­tec­tion effi­cace de la dig­nité des mineurs dans le monde numérique, parce qu’un prob­lème aus­si com­plexe requiert la col­lab­o­ra­tion de tous : chercheurs et tech­no­logues, entre­pre­neurs et écon­o­mistes, lég­is­la­teurs, hommes poli­tiques et respon­s­ables de la sécu­rité, édu­ca­teurs et psy­cho­logues, et surtout respon­s­ables religieux et moraux (cf. Dis­cours, 6 octo­bre 2017). Je me réjouis que le chemin entre­pris alors ait con­tin­ué avec d’autres ini­tia­tives, dont en par­ti­c­uli­er la Con­férence inter­re­ligieuse à Abou Dhabi d’il y a un an, et que cette ren­con­tre soit main­tenant relancée.

Au cours des dernières décen­nies, suite aux expéri­ences dra­ma­tiques vécues dans son corps, l’Église catholique a pris vive­ment con­science de la grav­ité des abus sex­uels sur des mineurs et de leurs con­séquences, de la souf­france qu’ils provo­quent et de l’urgence d’en guérir les blessures, de lut­ter avec la plus grande déter­mi­na­tion con­tre ces crimes et de dévelop­per une préven­tion effi­cace. C’est pourquoi elle se sent oblig­ée aus­si de regarder en avant avec clairvoyance.

Nous sommes en effet con­fron­tés aux ques­tions cru­ciales que pose à l’avenir de l’humanité le développe­ment ver­tig­ineux des tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion. Il est indu­bitable que ce développe­ment, dans le domaine numérique, offre de nou­velles oppor­tu­nités pour les mineurs, pour leur édu­ca­tion et for­ma­tion per­son­nelles. Il per­met un plus large échange d’expériences, favorise aus­si le développe­ment économique et offre de nou­velles pos­si­bil­ités dans de mul­ti­ples domaines dont celui de la san­té. Les tech­nolo­gies ouvrent de nou­veaux hori­zons par­ti­c­ulière­ment pour les mineurs qui vivent dans des con­di­tions défa­vorisées ou loin des cen­tres urbains des pays plus industrialisés.

Le défi qui nous est lancé est donc de favoris­er l’accès sûr des mineurs à ces tech­nolo­gies, en garan­tis­sant en même temps leur crois­sance saine et sere­ine, sans qu’ils ne soient l’objet de vio­lences crim­inelles inac­cept­a­bles ou d’influences grave­ment nocives pour l’intégrité de leur corps et de leur esprit.

Mal­heureuse­ment, l’usage de la tech­nolo­gie numérique pour organ­is­er, com­man­diter et par­ticiper à des abus sur mineurs à dis­tance, y com­pris au-delà des fron­tières nationales, est en rapi­de crois­sance, et la lutte effi­cace con­tre ces hor­ri­bles dél­its appa­raît extrême­ment dif­fi­cile, bien supérieure aux capac­ités et aux ressources des insti­tu­tions et des forces des­tinées à les com­bat­tre. La dif­fu­sion des images d’abus ou d’exploitation de mineurs est en aug­men­ta­tion rapi­de et elles se réfèrent à des formes de plus en plus graves et vio­lentes d’abus et à des mineurs de plus en plus jeunes.

La prop­a­ga­tion de la pornogra­phie dans le monde numérique s’étend d’une manière ver­tig­ineuse. C’est déjà en soi un fait très grave, fruit d’une perte générale du sens de la dig­nité humaine et lié sou­vent aus­si à la traite de per­son­nes. Le phénomène est encore plus dra­ma­tique dans la mesure où ce matériel est large­ment acces­si­ble aus­si aux mineurs à tra­vers inter­net et surtout à tra­vers les appareils mobiles. La majeure par­tie des études sci­en­tifiques con­corde à met­tre en lumière les lour­des con­séquences qui en découlent sur le psy­chisme et sur les com­porte­ments des mineurs. Ce sont des con­séquences qui dureront toute leur vie, avec des phénomènes de grave dépen­dance, de propen­sion à des com­porte­ments vio­lents et à des rela­tions émo­tives et sex­uelles pro­fondé­ment perturbées.

Il est urgent de se ren­dre tou­jours mieux compte des dimen­sions et de la grav­ité de ces phénomènes. En effet, une des car­ac­téris­tiques du développe­ment tech­nologique d’aujourd’hui est qu’il nous prend par sur­prise, parce que sou­vent nous en voyons d’abord les aspects plus fasci­nants et posi­tifs (qui, par chance, ne man­quent pas), mais ensuite nous nous ren­dons compte des con­séquences néga­tives lorsqu’elles sont déjà très répan­dues et qu’il est très dif­fi­cile d’y remédi­er. C’est pourquoi je m’adresse à vous, experts et chercheurs : vous avec une tâche fon­da­men­tale ! Il faut voir avec clarté la nature et les dimen­sions des dan­gers que nous devons com­bat­tre. Le domaine à explor­er est vaste et com­plexe. Nous ne pou­vons pas nous leur­rer en pen­sant répon­dre à de tels défis sur la base de con­nais­sances som­maires et super­fi­cielles, mais com­mencer à pos­er les bases pour pro­téger la dig­nité des mineurs doit être un noble objec­tif de votre tra­vail de recherche scientifique.

La tâche des pro­fes­sion­nels de la com­mu­ni­ca­tion n’est pas moins impor­tante. Il faut dif­fuser la con­science des risques inhérents à un développe­ment tech­nologique incon­trôlé dans toutes les com­posantes de la société. La grav­ité de la ques­tion dans son ensem­ble et dans ses con­séquences futures n’a pas encore été com­prise – et sou­vent on ne veut pas com­pren­dre ! Cela ne peut se pro­duire sans une alliance étroite avec les médias, c’est-à-dire avec vous, les com­mu­ni­ca­teurs et avec votre capac­ité à mobilis­er l’opinion publique et la société.

À juste titre, vous avez choisi comme thème de cette ren­con­tre : « Du con­cept à l’action ». En effet, il ne suf­fit pas de com­pren­dre, il faut agir. La con­damna­tion morale des préju­dices infligés aux mineurs par un mau­vais usage des nou­velles tech­nolo­gies numériques doit se traduire en ini­tia­tives con­crètes et urgentes. Plus le temps passe, plus le mal est enrac­iné et il est dif­fi­cile de le con­tre­car­rer. En témoignent avec préoc­cu­pa­tion ceux qui – comme cer­tains d’entre vous – se dévouent généreuse­ment à leur vie dans cette bataille en con­tact plus direct avec le crime et avec les vic­times : édu­ca­teurs, forces de l’ordre, agents de pro­tec­tion et bien d’autres.

Un noeud cru­cial du prob­lème con­cerne la ten­sion – qui finit par devenir une con­tra­dic­tion – entre l’idée du monde numérique comme espace de lib­erté d’expression et de com­mu­ni­ca­tion illim­itée, et celle d’un usage respon­s­able des tech­nolo­gies et donc de ses limites.

À la pro­tec­tion de la pleine lib­erté d’expression est liée l’idée de la pro­tec­tion de la vie privée, avec des formes tou­jours plus sophis­tiquées de cryptage des mes­sages, qui ren­dent tout con­trôle très dif­fi­cile ou impos­si­ble. Il est donc néces­saire de trou­ver un équili­bre adéquat entre l’exercice légitime de la lib­erté d’expression et l’intérêt social qui doit assur­er que les moyens numériques ne soient pas util­isés pour com­met­tre des activ­ités crim­inelles au détri­ment des mineurs. Pour favoris­er le développe­ment d’internet, avec ses nom­breux avan­tages, les sociétés qui en four­nissent les ser­vices ont longtemps été con­sid­érées comme de sim­ples four­nisseurs de plate­formes tech­nologiques, qui n’étaient respon­s­ables ni légale­ment ni morale­ment de leur emploi. Le poten­tiel des instru­ments numériques est énorme mais les éventuelles con­séquences néga­tives de leur abus dans le domaine de la traite des êtres humains, dans l’organisation du ter­ror­isme, dans la dif­fu­sion de la haine et de l’extrémisme, dans la manip­u­la­tion de l’information et aus­si – nous devons insis­ter – dans le domaine des abus sur les mineurs peu­vent être tout aus­si con­sid­érables. Main­tenant, enfin, l’opinion publique et les lég­is­la­teurs s’en ren­dent compte. Com­ment alors les aider à entre­pren­dre des mesures adéquates pour empêch­er les abus ? Per­me­t­tez-moi d’insister sur deux points en particulier.

Pre­mière­ment, la lib­erté et la pro­tec­tion de la vie privée des per­son­nes sont des biens pré­cieux, appelés à s’harmoniser avec le bien com­mun de la société. Les autorités doivent pou­voir agir effi­cace­ment, s’appuyant sur des instru­ments lég­is­lat­ifs et opéra­tionnels appro­priés, dans le plein respect de l’État de droit et du juste proces­sus, pour lut­ter con­tre les activ­ités crim­inelles qui lèsent la vie et la dig­nité des mineurs.

Deux­ième­ment, le développe­ment ver­tig­ineux du monde numérique a pour pro­tag­o­nistes les grandes sociétés du secteur, qui dépassent aisé­ment les fron­tières entre les États, se dépla­cent rapi­de­ment sur le front le plus avancé du développe­ment tech­nologique et ont accu­mulé des ressources économiques con­sid­érables. Il est désor­mais évi­dent qu’elles ne peu­vent se con­sid­ér­er com­plète­ment extérieures à l’emploi des instru­ments qu’elles met­tent entre les mains de leurs clients. C’est par con­séquent à elles que j’adresse aujourd’hui l’appel le plus pres­sant à la respon­s­abil­ité à l’égard des mineurs, de leur intégrité et de leur avenir. Sans l’entière impli­ca­tion des sociétés du secteur, sans une pleine con­science des retombées morales et sociales de leur ges­tion et de leur fonc­tion­nement, il ne sera pas pos­si­ble de garan­tir la sécu­rité des mineurs dans le con­texte numérique. Elles sont non seule­ment tenues à respecter les lois, mais aus­si à se préoc­cu­per des direc­tions dans lesquelles s’oriente le développe­ment tech­nologique et social qu’elles promeu­vent et provo­quent parce que ce développe­ment précède de fait les lois mêmes qui cherchent à le réguler.

Bien que ces défis soient dif­fi­ciles à relever, il y a de mul­ti­ples domaines d’action. Je me lim­ite à quelques exemples.

Il y a des ini­tia­tives très appré­cia­bles – comme par exem­ple la Safe­ty by Design, lancée par la Com­mis­sion com­pé­tente du Gou­verne­ment aus­tralien –, pour que l’industrie numérique cul­tive une approche proac­tive et cohérente de la sécu­rité du client jusque dans la phase du développe­ment des pro­duits et ser­vices en ligne, recon­nais­sant explicite­ment que la respon­s­abil­ité de cette sécu­rité, dans tous ses aspects, ne doit pas retomber unique­ment sur le client, mais aus­si sur ceux qui pro­jet­tent, dévelop­pent et four­nissent ces pro­duits et ces services.

En out­re, comme cela se pro­duit dans cer­tains pays, il faut encour­ager l’engagement des lég­is­la­teurs afin que les entre­pris­es qui per­me­t­tent la nav­i­ga­tion à tra­vers des appareils mobiles soient oblig­ées de véri­fi­er l’âge de leurs clients, afin de pou­voir inter­dire aux mineurs l’accès à des sites pornographiques. Aujourd’hui, en effet, les mineurs utilisent surtout les télé­phones porta­bles et les fil­tres util­isés pour les ordi­na­teurs sont inef­fi­caces. Des études fiables dis­ent que l’âge moyen du pre­mier accès à la pornogra­phie est actuelle­ment de 11 ans et a ten­dance à baiss­er encore. Cela n’est en aucun cas acceptable.

Bien que les par­ents soient les pre­miers respon­s­ables de la for­ma­tion de leurs enfants, il faut pren­dre acte que, mal­gré leur bonne volon­té, il est aujourd’hui de plus en plus dif­fi­cile pour eux de con­trôler l’usage que font leurs enfants des instru­ments élec­tron­iques. C’est pourquoi l’industrie doit col­la­bor­er avec les par­ents dans leur respon­s­abil­ité éduca­tive. L’identification de l’âge des util­isa­teurs ne doit donc pas être con­sid­érée comme une vio­la­tion du droit à la vie privée, mais comme un prémisse impor­tante pour la pro­tec­tion effi­cace des mineurs.

Les pos­si­bil­ités de la tech­nolo­gie sont de plus en plus élevées. Aujourd’hui, on par­le beau­coup des appli­ca­tions de la fameuse intel­li­gence arti­fi­cielle. L’identification et l’élimination de la cir­cu­la­tion en réseau des images illé­gales et nocives qui recourent à des algo­rithmes de plus en plus élaborés sont un domaine de recherche très impor­tant, où les chercheurs et les pro­fes­sion­nels du monde numérique doivent con­tin­uer de s’engager dans une noble com­péti­tion pour lut­ter con­tre l’emploi per­vers des nou­veaux instru­ments à dis­po­si­tion. Je fais donc appel aux ingénieurs infor­mati­ciens, pour qu’ils se sen­tent eux aus­si respon­s­ables en pre­mière ligne de la con­struc­tion de l’avenir. C’est à eux, avec notre sou­tien, de s’engager dans un développe­ment éthique des algo­rithmes, de se faire les pro­mo­teurs d’un nou­veau domaine de l’éthique pour notre temps : l’ « algor-éthique ».

Le développe­ment tech­nologique et du monde numérique implique d’énormes intérêts économiques. On ne peut donc nég­liger la force avec laque­lle de tels intérêts ten­dent à con­di­tion­ner la con­duite des entre­pris­es. Agir pour la respon­s­abil­ité des investis­seurs et des ges­tion­naires, pour que le bien des mineurs et de la société ne soit pas sac­ri­fié au prof­it, est donc un engage­ment à encour­ager. Comme cela se pro­duit déjà pour le développe­ment d’une sen­si­bil­ité sociale dans le domaine envi­ron­nemen­tal ou du respect de la dig­nité du tra­vail, de même l’attention à la pro­tec­tion effi­cace des mineurs et la lutte con­tre la pornogra­phie doivent devenir de plus en plus présentes dans la finance et dans l’économie du monde numérique. La crois­sance sure et saine de la jeunesse est le noble objec­tif  pour lequel il vaut la peine de tra­vailler et cela vaut bien davan­tage que le sim­ple prof­it économique obtenu au risque de faire du mal aux jeunes.

Dans un monde comme le nôtre, où les fron­tières entre les États sont con­tin­uelle­ment dépassées par les dynamiques crées par les développe­ments du numérique, nos efforts doivent assumer la dimen­sion d’un mou­ve­ment mon­di­al qui s’unit aux engage­ments les plus nobles de la famille humaine et des insti­tu­tions inter­na­tionales pour la pro­tec­tion de la dig­nité des mineurs et de chaque per­son­ne. C’est un défi de taille qui nous inter­pelle avec de nou­velles inter­ro­ga­tions : com­ment défendre, en effet, la dig­nité de la per­son­ne et du mineur à l’ère du numérique, quand la vie et l’identité de la per­son­ne sont inex­tri­ca­ble­ment liées aux don­nées qui la dis­tinguent et dont de nou­velles formes de pou­voir cherchent con­tin­uelle­ment à s’emparer ? Com­ment for­muler des principes et des exi­gences à respecter par tous dans le monde glob­al­isé numérique ? Ce sont des ques­tions exigeantes qui nous deman­dent d’être pro­fondé­ment sol­idaires avec tous ceux qui s’engagent avec patience et intel­li­gence pour cette cause dans le monde des rela­tions et des règle­men­ta­tions internationales.

La créa­tiv­ité et l’intelligence de l’homme sont mer­veilleuses, mais elles doivent être ori­en­tées dans la direc­tion pos­i­tive du bien inté­gral de la per­son­ne dans toute sa vie, dès l’enfance. Tous les édu­ca­teurs, tous les par­ents le savent très bien et doivent être aidés et soutenus dans leur ser­vice par l’engagement unanime d’une nou­velle alliance de toutes les insti­tu­tions et les forces éducatives.

Ce qui y con­tribue, c’est non seule­ment la saine rai­son éthique, mais aus­si la vision et l’inspiration religieuse, qui a une res­pi­ra­tion uni­verselle parce qu’elle fonde le respect de la dig­nité humaine sur la grandeur et la sain­teté de Dieu, son Créa­teur et Sauveur. C’est pourquoi la présence par­mi vous de nom­breux respon­s­ables religieux influ­ents, qui désirent assumer ces prob­lèmes de manière sol­idaire et cor­re­spon­s­able, est bien­v­enue. Je les salue avec un grand respect et je les remer­cie sincère­ment. La cause de la pro­tec­tion des mineurs dans le monde numérique, c’est-à-dire dans notre monde d’aujourd’hui et de demain, doit nous voir unis, en tant que témoins de l’amour de Dieu pour chaque per­son­ne, à com­mencer par les plus petites et les plus désar­mées, pour faire grandir en tous, partout dans le monde et dans toutes les con­fes­sions religieuses, l’attention, le soin et la con­science. Nous voulons ban­nir de la face de la terre la vio­lence et tout type d’abus à l’égard des mineurs. Regar­dons-les dans les yeux : ce sont vos filles et vos fils, nous devons les aimer comme les chefs‑d’oeuvre et les enfants de Dieu. Ils ont droit à une vie bonne. Nous avons le devoir de faire tout notre pos­si­ble pour qu’ils l’obtiennent.

Je vous remer­cie et j’invoque sur vous tous la béné­dic­tion de Dieu. Merci.

© Tra­duc­tion de Zen­it, Hélène Ginabat