La traite des êtres humains dans l’espace francophone — Rapport du Conseiller national Mathias Reynard (section suisse) — Abidjan, le 6 juillet 2019
Préoccupé par le manque d’actions de l’OIF en matière de prévention de la traite des êtres humains, le constat d’une difficulté particulièrement élevée à soulever, au plan politique et dans les parlements nationaux, le thème de la traite des êtres humains est à l’origine de ce rapport. En l’absence de chiffres officiels portant sur le nombre de victimes – celles-ci étant parties intégrantes des populations dites « cachées » – les parlementaires sont souvent enclins à fermer les yeux sur la triste réalité qu’est la traite des êtres humains. Le fait que la traitereprésenterait, dans nos sociétés, un phénomène marginal est encore trop souvent évoqué. Par ailleurs, nous constatons que le phénomène de la traite est souvent mal compris ou confondu avec d’autres réalités que sont le trafic de personnes migrantes ou les atteintes au droit du travail, à l’instar du travail au noir ou de la sous-enchère salariale.
Or, le fléau de la traite n’est en rien minime dans nos sociétés : il s’étend à l’ensemble de l’espace francophone, il porte atteinte aux femmes, aux enfants et aux hommes et il s’exerce dans de multiples activités. S’il n’est pas possible d’articuler de chiffres de manière fiable, c’est en raison de la brutalité des situations d’exploitation dans lesquelles les victimes sont prises au piège et de l’inhumanité des traitements qui leur sont infligés. Les premières parties de ce rapport ont démontré les obstacles à l’évaluation de la face cachée de la traite. Ceux-ci s’expliquent par le silence terrorisé de victimes, souvent clandestines ; les difficultés à démontrer, dans le cadre des enquêtes pénales, un crime qui ne laisse pas de trace visible ainsi ; la lourdeur du dispositif à mettre en place pour enquêter sur un délit que l’on qualifie « de contrôle » ; et, enfin, par les immenses défis méthodologiques et statistiques qui entravent encore la création de base de données complètes et comparables portant sur les victimes.
Pourtant, ces victimes existent en nombre et l’on peut partir de l’hypothèse raisonnable que le peu d’entre elles qui ont pu être détectées ne forment que la pointe émergée de l’iceberg. Les organismes internationaux, forts du renforcement des mécanismes de détection nationaux progressivement – mais pas encore suffisamment — mis en place, de l’affinage de leurs travaux statistiques, de la comparaison de leurs bases de données et, surtout, de leur forte volonté commune de lutter contre le crime de la traite, commencent enfin à articuler des chiffres : dans le monde, plus de 40 millions de personnes seraient victimes de l’esclavage moderne, dont 10 millions d’enfants.
Il appartient maintenant aux gouvernements et parlements nationaux d’ouvrir les yeux sur une réalité qui se déploie sur leurs propres territoires. La lutte contre la traite ne permet certes pas d’engranger de grands succès électoraux, car le crime ne traumatise « que » les victimes elles- mêmes, sans que d’autres citoyens n’aient à en pâtir. Il est par ailleurs politiquement difficile de promouvoir, face à l’opinion publique, la mise en place de moyens répressifs qui coûtent cher — même si le trafic rapporte gros aux réseaux du crime organisé qui n’ont de cesse de l’alimenter. Toutefois, c’est à la capacité de protéger les personnes les plus vulnérables et de veiller à ce que les droits fondamentaux de toutes et tous soient garantis que l’on peut mesurer la force de nos sociétés. Seules la volonté et la responsabilité politiques peuvent y parvenir.
Les moyens de prévention et de lutte contre la traite existent et sont à la disposition des décideurs politique. Les acteurs de la société civile, engagés sur le terrain et confrontés aux réalités sordides de la traite, alertent depuis longtemps les pouvoirs publics, tout en déployant, avec leurs moyens, des mesures de protection des victimes. Depuis maintenant plus d’une décennie, les Nations Unies ont par ailleurs développé des instruments concrets et efficaces pour prévenir et lutter contre ce fléau. Ceux-ci reposent sur des mécanismes aptes à assurer une collaboration étroite entre les autorités politiques, les représentants de la société civile et les autorités de poursuite pénales ainsi qu’à veiller à ce que cette collaboration et l’intensité de l’engagement perdurent.
Ils s’articulent autour du développement de stratégies nationales, de mesures de prévention visant à alerter l’opinion publique et à sensibiliser les acteurs susceptibles d’être en contact avec des victimes, de la formation des enquêteurs et magistrats aux spécificités de la traite, ou encore – et peut‑être surtout – de l’aide à apporter aux victimes pour qu’elles puissent sortir durablement de leur situation d’exploitation.
Tous les Etats, gouvernements et parlements de l’espace francophone ne semblent pas être investis aux mêmes degrés dans la problématique. Pourtant, nombreux sont ceux qui se sont saisis des instruments proposés, en élaborant par ailleurs, selon leur contexte local, des solutions aussi innovantes qu’efficaces. Ces initiatives ont été décrites, sous la forme d’un riche partage d’expériences, dans le cadre de la seconde partie de ce rapport.
Ce vaste travail doit se concevoir non seulement comme un catalogue de bonnes pratiques utile à celles et ceux qui souhaiteraient s’inspirer d’exemples mis en place avec succès sur d’autres territoires. Il doit également encourager les pouvoirs publics de l’espace francophone – unis, qu’ils le veuillent ou non, autour de cette problématique à caractère transnational — à renforcer leurs actions nationales et leur collaboration internationale afin de lutter sans réserve contre un crime inacceptable. Celui-ci ne constitue, au final, que le prolongement moderne de l’esclavage, pourtant décrié partout et par tous à la chute des anciennes colonies.