FABRICE HADJADJ, DIRECTEUR DE L’INSTITUT EUROPÉEN D’ETUDES ANTHROPOLOGIQUES — MONDES VIRTUELS ET MONDE RÉEL : COMMENT HABITER LA TERRE DÉVASTÉE ?
Accueilli par la Doyenne de la faculté de Théologie, Madame Élisabeth Parmentier, à l’Université de Genève, Fabrice Hadjdaj présente, le 7 mars 2023, les dangers des métavers et les conditions de l’éducation pour redonner aux jeunes la possibilité de rêver et de construire un futur du bien commun.
Vous trouverez ci-dessous la transcription de l’intervention de Fabrice Hadjadj :
FABRICE HADJADJ, DIRECTEUR DE L’INSTITUT EUROPÉEN D’ETUDES ANTHROPOLOGIQUES — MONDES VIRTUELS ET MONDE RÉEL : COMMENT HABITER LA TERRE DÉVASTÉE ?
UNIVERSITÉ DE GENÈVE – FACULTÉ DE THÉOLOGIE / 7 MARS 2023
Fabrice Hadjdaj présente les dangers des métavers et les conditions de l’éducation pour redonner aux jeunes la possibilité de rêver et de construire un futur du bien commun.
MICHEL VEUTHEY : Mille mercis à Fabrice Hadjadj, et sans perdre davantage de temps, je voudrais le remercier, et me réjouir de l’écouter. C’est en effet un rare événement, mais vous serez certainement très heureux de l’entendre ce soir et peut-être de lui poser des questions. Fabrice.
ÉLISABETH PARMENTIER : J’ajoute simplement un mot pour dire la joie de la Faculté de théologie d’accueillir Fabrice Hadjadj. Vous connaissez ses ouvrages de titres toujours spécifiques, et qui creusent vraiment dans le vécu. Réussir sa mort, Résurrection mode d’emploi, qui est une façon de lier finalement les lettres aux écritures de façon originale, mais sans vouloir être originale. Mais de façon incarnée dans le corps du texte, avec la création, le don de création littéraire et poétique et philosophique. Donc, on est particulièrement heureux d’associer la théologie protestante à cette aventure, et nous vous remercions aussi de cette occasion qui nous est donnée à nous, de profiter de vos charismes, de vos dons et de votre écriture Je souhaite à tout le monde une excellente audition, écoute, et présence, et merci beaucoup d’être ici.
FABRICE HADJADJ : Merci, Michel Veuthey pour cette invitation. Merci, Élisabeth Parmentier, cela ne se voit pas… qui a improvisé tout à l’heure cette introduction et je dois dire qu’elle l’a fait admirablement. Je suis extrêmement touché ! En tout cas, cette improvisation est la seule manière d’échapper à Wikipédia. Voilà ce qu’on me répète généralement à ce sujet.
Mon sujet, c’est « Monde virtuel et monde réel. Comment habiter la Terre dévastée ? »
Et d’emblée, je voudrais faire une introduction : on pourrait presque dire une introduction épistémologique, à la fois sur la forme que doit emprunter une réflexion sur la technologie. Et sur le fond, c’est-à-dire ce que je vais aborder, dans quel sens il faut entendre, notamment le mot dévastation.
Il y a un double problème dans la critique de la technologie. Car qui voudrait opérer une critique, opérer un discernement devrait prendre, on pourrait dire, une sorte de recul par rapport à son objet. Et souvent, ce recul aboutit à une idée absolument absurde, on pourrait dire, en tout cas aveugle, que l’homme est un animal technicien.
Voilà ce qu’on oublie généralement, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de lieu en dehors de la technique pour nous. La question, c’est d’où parlons-nous ? On ne peut pas parler hors du domaine techno-économique.
Nous sommes toujours pris dans une trame techno-économique qu’on le veuille ou non ! Et vous voyez, s’en tenir à une sorte de moralisme, comme il advient souvent, prône des valeurs face à la domination technologique, et on arrive à la banalité dans certains discours, le discours sur le bon usage, le discours sur le juste milieu, le discours sur les dangers de l’essai. Vous voyez tous ces discours rébarbatifs d’une part, mais en plus, qui manquent l’essence de l’objet qu’ils prétendent atteindre.
Et puis, l’autre possibilité, c’est de prétendre à une posture contemplative, philosophique, qui serait détachée de ses conditionnements. Vous savez que Martin Heidegger a eu une des premières piscines chauffées de Fribourg-en-Brisgau et ça, c’est très étonnant quand on y réfléchit. Le penseur de la tekhnè, on pourrait dire une sorte de critiques de la Heimatlosigkeit… la perte de la patrie. Et donc d’une certaine forme de réenracinement peut-être néopaïen, je ne saurais pas trop dire, en tout cas proche de cette perfection-là. Mais la piscine chauffée, quel rapport y a‑t-il avec la saison ? Quel rapport y a‑t-il avec la terre quand on a une piscine chauffée ? C’est une question.
C’est la même chose, pour les poètes qui peuvent chanter le travail paysan, qui peuvent chanter la nature, qui peuvent chanter les femmes comme des déesses, mais en attendant, ce sont ces femmes qui doivent s’occuper de leurs linges, de leur cuisine.
Vous voyez cet oubli de la condition techno-économique c’est ce genre d’aberrations, qui, pendant que je parle, fournit le chauffage, la lumière… une lumière affreuse, je veux dire, une baisse des éclairages au néon, blafards, un beamer reste allumé, on n’a pas réussi à l’éteindre. On a toutes ces choses-là, mais qui fournit tout ça pendant que je parle ? Je pourrais faire toutes les critiques possibles, Je suis inséré dans un dispositif techno-économique.
Donc, vous voyez, le premier point, c’est que d’où parlons-nous ? On ne parle jamais en dehors d’un dispositif techno-économique. Et c’est ça, déjà, le premier problème dans toute critique que nous pouvons faire de la technologie.
Le deuxième point, toujours avec ce problème de la critique de la technologie, toujours avec cette question de la forme que peut prendre cette critique, c’est que la critique de la technologie se fait le plus souvent à partir des critères de la technologie.
Il y a plusieurs manières d’entendre le mot technologie. Quand j’entends le mot technologie, c’est dans un sens fort. Il y a une manière ancienne qui était de dire que c’est le discours sur la technique, parce que c’est une discipline, la biologie et la technologie. Le discours sur la vie, sur la technique, il y a une manière qui renvoie simplement à la technique la plus avancée, celle des machines, celles des ordinateurs.
Mais pour moi, le mot technologie renvoie à une chose qui est à la fois plus profonde, mais qui est aussi peut-être plus ancienne, à un technologos, c’est-à-dire une technique qui vient avec son propre logos, qui produit un type de mentalité. Ça, c’est ce que j’appelle technologie.
Vous pouvez éteindre vos ordinateurs et être toujours dans la technologie, c’est-à-dire être toujours dans le type de rapport au monde qu’induit sans doute la pratique des ordinateurs. Mais même peut-être qu’en n’ayant jamais fréquenté les ordinateurs, il y avait une société profondément marquée par la technologie. Ce que certains ont appelé un paradigme technocratique.
Par exemple, une chose qui est classique pour nous, c’est de regarder une vidéo YouTube qui dénonce YouTube. Ça, c’est… Vous pouvez aussi faire de l’évangélisation, ou parler de la Torah sur TikTok. Comme rapport qui est peut-être accès à quelque chose, mais vous comprenez qu’il y a ici un problème.
Ou encore, j’en ai souvent parlé, le vocabulaire qui ne demande pas d’être utilisé lorsqu’on résiste au monde virtuel, c’est de dire : « Il faut se reconnecter au réel. » Là, parler du rapport, se reconnecter à la nature, parler du rapport à la nature réelle en termes de connexion, c’est-à-dire, vous vous mettez devant un arbre et vous attendez que la nature vous apparaisse finalement comme votre fond d’écran. Vous voyez qu’il y a quand même un problème. Ce n’est pas un rapport de connexion qui est en jeu, mais quelle est la modalité du rapport ?
L’état de paysan n’est pas dans un rapport de connexion à la nature. Je l’avais dit, je vais me reconnecter à la nature, c’est un rapport laborieux, c’est un rapport difficile. Il y a des savoir-faire ancestraux, il y a une attente. Donc, c’est ce que nous critiquons en étant embarqués déjà dans la technologie, et même toute la réduction de la… On n’est plus autre chose.
De la spiritualité, par exemple. Moi, je n’aime pas trop ce nom, mais à des logiques de bien-être, des recettes de bien-être. On ne vous propose plus le mystère de la croix, mais un procédé de bien-être, ce qui est à peu près l’inverse. Donc, cela même, vous le retrouverez partout. Dans le charismatisme où l’Esprit Saint tombe sur vous, et quand il avait trouvé le bouton de votre âme, vous venez dans une sorte d’état second qui résout tous vos problèmes, ou alors dans le traditionalisme, il suffit de suivre toutes les procédures du Nicée de 1962, pour aboutir ex opere operato à la sanctification des âmes. Là encore, on est dans des logiques d’automatisme, et c’est deux mouvements qu’on pourrait croire d’ailleurs, plus contemporains que l’autre, même le traditionalisme peut tomber sous le paradigme technocratique, et croire qu’il est un phénomène de tradition, alors qu’il est un phénomène postmoderne.
Ou encore la rhétorique classique qu’il faut mieux contrôler la technologie. Mais et si justement, la logique technologique était celle d’un rapport de contrôle au réel ? Et ça, c’est typique, par exemple, de ce lieu que j’appelle l’écotechnologie, où il s’agit de sauver la planète. Le mot « to save », c’est un mot informatique. C’est conserver, to save everything, click here. Première chose, il faut sauver la planète. La planète, vous savez bien, n’existe pas pour un paysan, il a une terre. Qu’est-ce que c’est que la planète ? C’est une vision déjà d’astronaute, donc une vision déjà distance sur un écran. Puis, les problèmes sont liés à des paramètres. On mesure le jour du déplacement, etc. Ce qui fait qu’un rapport à la nature, est un rapport avant tout à un tableau de bord, où tous les voyants doivent être au vert.
Ça montre qu’alors même que l’on cherche à trouver une solution, la logique même de la solution est technologique. La forme de la solution, d’ailleurs, peut-être même que raisonnée en termes de solution ou en termes de drame, par exemple, de drame à assumer, c’est déjà l’emprise technologique qui se referme sur nous.
Cependant, je ne suis pas en train de dire que ces paramètres sont à rejeter, etc. Il faut les considérer, mais ça ne nous fait pas sortir de cette emprise.
Alors voilà le problème du discours critique sur la technologie, et vous allez voir que je vais remonter très en amont pour essayer de penser cette question du virtuel. J’en arrive à mon sujet plus précisément. Et dans ce titre, il y a cette question de la terre dévastée.
Et bien sûr, vous pensez tout de suite à la dévastation qu’on peut appeler extérieure. Dévastation extérieure qui est le fait que par l’Internet, par les connexions, il n’y a plus ni proche ni lointain, il n’y a plus de rapport véritable à l’espace. Si quelqu’un, par exemple, cette conférence est en live Facebook, est-ce que vous y êtes ? Est-ce que vous n’y êtes pas ? On ne peut plus, il y a une histoire de suspension du statut ontologique de la chose. Est-ce qu’elle est présente ? Est-ce qu’elle est absente ? Elle n’est ni présente ni absente, elle n’est ni proche ni lointaine.
J’aimerais bien rappeller le sans distance. Et c’est d’abord ça, cette question de la dévastation. C’est-à-dire qu’il n’y a plus de vécu du lieu. Vous n’êtes nulle part chez vous, parce que chez vous, de toute façon, entre l’information mondiale. Et donc, il n’y a plus non plus d’ailleurs, parce que l’ailleurs, c’est justement par distinction, par contraposition avec un chez-soi. Donc ça, c’est un type de dévastation, déjà, dans l’expérience de l’espace.
Mais bien sûr, comme vous le savez, par ailleurs, le dispositif d’Internet a cette logique qui est très intéressante, qui est le propre de l’écran. L’écran se présente comme une fenêtre, et vise à la transparence. C’est-à-dire, à priori, je pourrais tout voir par cette fenêtre-là. Le monde entier est à disposition, et en quelques clics, j’arrive n’importe où, d’une certaine façon. Et en même temps, cet écran, par définition, Windows, toutes les fenêtres le sont, est aussi ce qui fait écran, et constitue une capacité radicale. C’est intéressant de toute façon.
Tout désir de transparence totale se retourne en opacité. Parce qu’on oublie les médiations, on oublie tout ce qu’il faut de labeur pour un dévoilement. On oublie que les choses cachées restent cachées, et par là, qu’est-ce qui se passe ? On prétend tout vous montrer, mais par exemple, vous ne savez plus en quoi consiste le hardware de ce que vous voyez. Le hard de l’Internet. C’est quoi le hard ? C’est que l’Internet désormais produit plus de CO2₂ que tout le trafic aérien. Ce sont des câbles sous la mer, c’est 16 % de l’électricité mondiale. C’est quelque chose qui, dans sa matérialité même, opère une forme de dévastation. Ça, c’est une chose qu’on prétend ne pas voir. C’est très intéressant les gens qui disent : « On ne veut plus utiliser de papier, on va envoyer les choses uniquement en PDF. » L’idée, c’est que tout s’est dématérialisé alors qu’en réalité, il y a une matérialité cachée. C’est le principe de ces appareils. C’est-à-dire qu’elles nous livrent des choses à porter de mains, et elles nous cachent tout le système d’exploitation, comme ça s’appelle d’ailleurs, qu’il y a derrière. En gros, c’est le même système que la croisière. Vous êtes sur le pont, vous profitez du soleil, les conversations, vous faites un bridge avec les autres passagers, mais pendant ce temps, il y a des gens qui travaillent dans les salles des machines, et vous ne vous en préoccupez absolument pas, vous ne devez pas vous en préoccuper. Si éventuellement, vous lisez dans le journal sur le pont en bronzant, des choses sur la condition du travailleur. Vous n’étiez pas sur le pont par exemple. Mais vous comprenez, c’est exactement ce qui se passe. Vous regardez sur Internet des critiques d’Internet, c’est en permanence cela… Vous voyez bien aussi que le monde dévasté, c’est aussi ça, c’est-à-dire que tous les projets transhumanistes sont en fait du même type que l’écran, c’est-à-dire que ce sont des écrans fumés. Ce sont des écrans fumés.
D’ailleurs parfois, c’est dit explicitement. Un certain Luiz, qui a été président de l’Académie royale des sciences d’Angleterre a dit de toute façon, en gros, il n’a pas dit comme ça. Il a fait l’éloge de l’intelligence artificielle en disant que l’intelligence qui est liée au cerveau humide est vouée d’une certaine façon à disparaître… Donc, c’est foutu ! Et alors, on fuit en avant, en croyant à la réalisation des métavers ou ces choses-là. Mais en réalité, ce qui se passe, c’est qu’on essaye de se cacher que ce métavers lui-même continue à détruire les réalités aux sources naturelles et aux sources ordinaires de l’humanité. En même temps, on scie la branche sur laquelle on est assis, sur laquelle on a un écran qui nous avertit, mais qui nous avertit toujours en nous divertissant. C’est ça le paradoxe de cette dévastation ..!
Mais par delà cette fuite en avant de la dévastation extérieure, je voudrais vous parler d’une dévastation aussi intérieure. Et je peux vous en parler d’autant moins que j’ai eu une conversation, pas plus tard que samedi dernier à Nice, où il y avait quelque chose d’organisé par la communauté des librairies indépendantes de Nice. Et je faisais une conférence dans une librairie sur ce qu’on appelle « Les littératures de l’imaginaire », parce que j’ai écrit une saga qui s’intitule L’attrape-malheur, en trois volumes, que certains de vous ont lu ici. Que je remercie, tellement elle aime le livre. C’est du Seigneur des anneaux, et quel est le sens de ce type de littérature ? C’est Évasion ou espérance ? J’avais des gens qui venaient, il y avait une jeune fille, qui est en classe de Terminale de lycée, qui est venue avec son père, entraînée par son père. Je lui ai demandé comment elle s’appelait ? elle m’a dit qu’elle s’appelait Fleur. Je lui ai posé la question à cette Fleur : « Est-ce que tu lis ? » Elle m’a dit : « Non. » Alors moi, vieux jeu, je lui réponds : « Tu regardes des séries sur Netflix ? » Elle me répond : « Non, c’est trop long. Ça m’ennuie. » J’ai dit : « Tu fais quoi ? » Elle me répond : « Je regarde mon téléphone. », « Et qu’est-ce que tu regardes ? Qu’est-ce que tu préfères ? » Elle me dit : « Rien. Ce qui passe, ce qui tombe sur mon fil. » Donc, je comprends qu’elle regarde tout sur TikTok. Je lui ai dit : « Tu regardes ce qui a été choisi par une intelligence artificielle en fonction des choix précédents ? » Elle me dit : « Oui. » Et en même temps, je sens bien qu’elle essaie d’éviter cette conversation. Je vis même l’impossibilité, malgré mes efforts socratiques, vous voyez, de nouer une vraie conversation. Je lui pose la question : « Combien de temps dure une vidéo TikTok en moyenne ? » Elle me répond : « Je ne sais pas, entre 3 et 30 secondes. » J’ai regardé sur le site Videotelling qui recommande pour tous les TikTokers, l’idéal de 7 à 15 secondes. Donc, elle était vraiment dans la moyenne. Divisé par deux, multiplié par deux. Je lui ai dit : « est-ce que tu as entendu parler de la dopamine ? » Là, c’était une sorte de petite rupture. Pour susciter, un peu comme mon champ de vidéo, à peu près trois secondes. Elle me dit : « Ouais, vaguement, c’est le truc de la récompense du cerveau. » Je lui ai dit : « Oui, effectivement. » Il y a un truc TikTok de trois secondes au moins là-dessus. Je lui ai dit : « Tu sais que l’algorithme de TikTok travaille avec cette drogue intérieure que tu sécrètes toi-même ? » Et alors là, pas de réponse. Et je lui ai dit aussi : « Tu sais que le tempo 3 à 15 secondes maximum finit par détruire ta capacité d’attention ? » Là, déjà, elle avait tourné la tête, elle regardait vers son téléphone avec le pouce qui avait la démangeaison de scroller. Vous voyez, c’est cette dévastation qui est la plus redoutable. Dévastation de l’attention…
Dévastation même, j’y reviendrai, qui interdit… la recherche même d’une signification ou d’un sens, qui se place en amont de tout cela, qui vient nous satisfaire à partir de phénomènes que les phonéticiens connaissent, des besoins rudimentaires du cerveau qui créent une sorte d’hypnose ! Bien sûr, quand on sort de cette hypnose, on découvre le désastre de son existence.
Mais quand on découvre le désastre de son existence, on se jette à nouveau beaucoup plus fortement dans cette hypnose. Vous voyez, ce dont je vous parle, c’est bien sûr, non seulement de l’addiction, mais du suicide des jeunes.
La dévastation intérieure, elle est là !
Non seulement dans le fait que les Européens ne font plus d’enfants, à part moi, même si j’ai accueilli mon dixième enfant ce 27 janvier dernier, à part quelques-uns, ça, il faut le dire, on est en pleine implosion démographique et en plus, quand ils en font, les enfants se suicident. Voilà, c’est ça que je voulais dire. Effectivement, ça ne donne pas très envie. Là, je le reconnais en même temps. Donc, qu’est-ce qui se passe ?
Il faut parler de cette chose-là. Bien sûr, ce n’est pas sans lien avec les mondes virtuels et on est dans une sorte de boucle ici où, vous voyez… Pourquoi est-ce qu’on veut un homme augmenté ? C’est parce qu’on est d’abord un homme diminué… !
Nous avons été diminués, nous avons été privés de communauté, nous avons été privés de savoir-faire.
Nous dépendons de plus en plus d’un dispositif et nous voulons être directement implantés, cérébralement, etc, dans ce dispositif.
Donc, vous voyez comment la dévastation intérieure nourrit le dispositif de dévastation extérieure.. !
C’est ça ce que nous sommes en train de vivre. Mais la question n’est pas simple parce que qu’est-ce qu’on va proposer d’autres ? L’Europe est en plein déclassement économique, même l’élan libéral s’effondre. C’est la fin des utopies politiques.
Je regrette pour mes enfants le temps du communisme. Au moins, il y avait un truc dans lequel s’enrôler. Vous voyez, on n’était pas tout de suite livrés à la réalité de l’existence. On pouvait avoir quelques illusions intermédiaires, mais qu’on n’a pas tout de suite, vous voyez, on pourrait dire des espoirs mondains intermédiaires avant d’aller dans la nudité de l’espérance théologale. Il y a une nuit… Jean de La Croix parle de la nuit de l’espérance. À mesure qu’on entre dans l’espérance, on désespère de plus en plus et du monde et de nos propres moyens.
Quand on est jeune, il faut quelque chose qui ait du souffle, de ne pas tout de suite parler de la fin des temps. Donc, qu’est-ce qui se passe ? Et je dois dire que la pandémie a créé quelque chose, bien sûr. On a vu les chiffres sont sortis d’augmentation de 80 à 90 % entre… Oui, on a des augmentations extraordinaires entre 2004 et maintenant. On est passé de la dépression chez les jeunes de 4 % à 25 %.
Ce qu’on dit maintenant, c’est peut-être aussi à cause de la modification des psychologues. Je ne sais pas, mais il faut faire attention à ces chiffres internes. Il y a aussi une hyper psychologisation de tous les problèmes, mais il y a quand même aussi une réalité et que moi, j’ai expérimenté avec les jeunes de l’Institut Philanthropos : c’est qu’en quelques années, il y a eu une érosion de la santé psychique de mes étudiants. À chaque fois maintenant, on a des étudiants qui ont de plus en plus de mal, qui viennent avec des problèmes, qui ont besoin de plus de suivi et d’attention, y compris sur le plan psychologique. Donc ça, c’est une réalité.
Et la pandémie… Je ne dis pas le confinement. Le confinement a été vécu de manière très diverse dans les personnes. Et souvent, on se focalise là-dessus, mais la réalité, c’est que la pandémie a suscité une défiance aussi bien à l’égard de la science qu’à l’égard de la nature. La science, parce qu’elle s’est montrée complètement contradictoire et impuissante, et la nature, parce qu’on se souvient qu’elle est source d’épidémies et qu’elle n’est pas juste le lieu de la merveille où retourner à la nature c’est se porter bien. Donc cette double défiance, c’est que même ce qui restait encore, je dirais même le combat écologique, je pense que la fine pointe de la jeunesse aujourd’hui n’y croit plus.
Donc, vous voyez, ni transhumanisme, ni animalisme, évidence d’une extinction en tout cas. Et alors, pourquoi ne pas tirer son épingle du jeu, fuir dans les mondes virtuels, puisque tout est foutu.. ?
C’est d’ailleurs ça ce qui se passe dans le wokisme. Ne commettez pas l’erreur de ces gens de droite réactionnaires qui croient que le wokisme est l’extrémité de la pensée de gauche. Un nouveau développement libertaire, etc., ce n’est pas du tout ça. C’est qu’en fait, on ne croit plus en rien !
On a l’impression que l’évolution nous a trompés. Pourquoi est-ce que je suis dans ce corps ? La biologie nous a trompés, puisque ça ne veut dire rien d’autres. Ou bien que je sois homme, femme, etc. Chacun tire son épingle du jeu. Même quand on revient en arrière et qu’on regarde l’histoire de l’Occident, cet Occident qui promettait la réussite, qui promettait… Tant qu’elle promettait cela, on savait bien que tous ces progrès retombaient sur l’ensemble de l’humanité : on fermait les yeux sur l’esclavage puisqu’au bout du compte, c’était au bénéfice de tous… Et on allait de l’avant.
Mais si on a l’impression que c’est le mur, alors, on regarde en arrière et on se dit : « Pourquoi ? » Et on arrive à ces choses où la hiérarchisation, la hiérarchisation n’est plus la hiérarchisation des grands hommes, des héros, des conquérants qui supposaient encore un élan historique, mais ça devient la concurrence des victimes. Qui c’est qui a le plus souffert ? Qui c’est qui peut revendiquer davantage le nom de son statut de victime ? Puisqu’après tout, toute l’histoire n’est qu’une histoire de victimes.
Vous comprenez que le wokisme est lié à cet état de déréliction et qu’on ne peut pas s’en sortir simplement en disant : « On va retrouver le moment national, il faut réhabiliter l’homme blanc, etc. » Tout ça, c’est… Bien sûr qu’il y a des délires dans le wokisme. Il y a une grande déraison du wokisme, mais elle a des raisons profondes et bien plus profondes que la plupart des gens qui la critiquent.
J’en arrive maintenant à la reprise, prévoir ce que c’est cette sorte de situation de problème, aussi bien dans la méthode que sur le fond du problème. J’en arrive à mon sujet sur les mondes virtuels et mondes réels. Et vous allez voir que comme je vous l’avais promis, il faut revenir un petit peu en amont.
Donc, les mondes virtuels datent de la plus haute antiquité. Et même, je dirais, du paléolithique. Déjà, dans la grotte de Lascaux, vous voyez, il y a 19 000 ans à peu près, dans du magdalénien, ou encore même, on pourrait dire la grotte de Chauvet, qui, elle, est à 34 000, 37 000 ans. C’est assez étonnant pour ceux qui voudraient faire l’histoire de l’art et qui pensent qu’il n’y a que du progrès. Chauvet qui est le double de Lascaux, c’est mieux. J’ai l’impression qu’ils étaient plus doués, les gars. Ça, c’est très, très étonnant. Mais bon. Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez déjà vu la grotte de Chauvet ? C’est fait ? On pense que c’était déjà du cinéma. Il y a une dimension cinématographique. Et du cinéma, cinématographe en relief. Donc, on utilise les reliefs de la pierre pour faire les gueules des animaux, on décompose souvent leurs mouvements de telle sorte que quand vous passiez à la torche à l’intérieur de ces grottes… Parce que les hommes de la préhistoire étaient des artistes contemporains, comme vous le savez. Ils organisaient des expositions au fond de grottes dans le noir. C’est déjà génial comme concept. Et puis, vous veniez avec votre lumière et tout d’un coup, vous éclairiez telle ou telle chose et à partir de ce phénomène-là, vous aviez un effet cinématographique. Donc voilà, monde virtuel, déjà. Et on sait très bien que ce monde virtuel est un monde rituel qui impliquait, qui régulait, qui organisait le rapport au monde extérieur, à la réalité de la chasse, le rapport aux bêtes, etc.
Ce que je suis en train de dire, c’est que c’est là que se trouve notre différence avec les autres animaux. L’homme, la femme aussi, ne sont pas tout à fait du monde. Les autres animaux sont insérés dans un environnement. Ils sont part d’un écosystème, pourrait-on dire, même si je n’aime pas trop ce vocabulaire. L’homme, lui, se détache toujours d’un simple environnement. Il n’est pas dans un monde, à un lieu, dans un écosystème, il est face au monde. Et se trouver face au monde suppose quand même de n’être pas tout à fait du monde. Et cela, je ne vais pas vous le faire au nom d’un quelconque spiritualisme, je pourrais vous le faire au nom de Jean-Paul Sartre, la capacité de néantisation de l’homme et dans la tête de Sartre, l’imaginaire, qui montre que par son imagination, ou par la constitution d’un monde virtuel intérieur, l’homme se désenglue, prend de la distance, ce qui permet de penser le monde d’être en vis-à-vis du monde, d’être responsable pour le monde, etc.
Ou alors Marx, dans l’idéologie allemande. Marx dit la chose suivante : « Le premier acte historique des individus humains par lequel ils se distinguent des animaux… » On voit Marx qui opposait l’homme et les animaux dans ce texte. Moi, j’ai dit « les autres animaux ». On reconnait que c’était ça, parce qu’on reconnait que l’homme est un animal, mais je suis plus matérialiste que Marx. « Le premier acte historique des individus humains par lequel ils se distinguent des animaux n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leur moyen d’existence. Ça, c’est une phrase assez paradoxale, si on entend bien la notion d’acte historique. Mais il dit que les hommes n’ont pas un environnement naturellement donné, une fois pour toutes, ils fabriquent leur propre environnement. Et c’est cette transformation de leur environnement qui constitue le caractère non seulement culturel, mais historique de l’homme, de l’humain. Et donc aussi, par ces environnements qui sont toujours historiques et artificiels chez l’homme, en tout cas culturels, la possibilité d’oublier le soubassement au regard naturel, d’épuiser par exemple les ressources et donc de détruire.
Toujours la possibilité de destruction, bien sûr. Mais vous voyez, ce qui constitue malgré tout l’écart avec l’environnement initial, ce qui forme le projet et l’acte historique, c’est toujours l’existence d’un monde virtuel. Et ici, il faut prendre le monde virtuel qui se transforme, c’est-à-dire un monde intérieur, un monde idéal, spirituel, qui a une puissance spirituelle, dans ce sens, qui a une vertu. Donc quelque chose qui a une dimension à la fois fictive et factice, qui relève de l’image du réel et qui, en même temps, nous pousse à transformer le monde en fonction de cette image du réel. Vous comprenez que notre rapport… Il y a le monde réel, d’ailleurs. On ne parle de réel que par rapport au mental, je vous rappelle, donc, ça suppose que même le rapport au réel n’est jamais immédiat chez nous et passe toujours par un monde virtuel et qu’habiter le monde pour l’homme, à la différence des autres animaux, a toujours obéi à une loi du détour ou une loi du retour. Il y a une loi du détour qui peut être conçue soit comme un retour, soit comme un envoi. Donc non seulement ce détour qui est celui d’une transformation matérielle, mais cette transformation matérielle se fait à partir d’un certain imaginaire et cet imaginaire part d’un monde virtuel.
Il peut avoir la forme soit d’une odyssée, soit d’une mission. Ces deux figures, vous pensez tout de suite à Ithaque et à la Terre promise, avec Ulysse qui fait retour après la guerre de Troie. Heureux qui, comme Ulysse, ça vous fait rêver. On découvre l’importance du ruisseau, du lyré, de vivre entre ses parents, de retrouver sa terre, qu’à partir de ce détour, parce qu’on a été exilé à Rome.
Comme Joachim Du Bellay, Chesterton raconte cette histoire de l’ « orthodoxie », qu’il va reprendre d’ailleurs dans Manalive. L’orthodoxie, c’est l’histoire d’un homme qui cherche vraiment le pays où résider enfin. Il y a une histoire de pays idéal. Donc, il quitte chez lui, il va prendre le bateau, il va faire un périple tout autour du monde et puis, un jour, à travers des brumes, il voit un rivage, il se dit : « C’est là ». Et tout d’un coup, ça parle à son cœur, il est persuadé que c’est là qu’il doit établir sa résidence dans ce pays qui vient se découvrir à lui. Et là, il vient de voir qu’il a fait le tour du monde et est rentré chez lui. Ça, c’est typique.
Ça, c’est la figure de l’Odyssée. Mais la figure d’Ulysse est une des figures de la loi du détour. L’autre figure, bien sûr, plus typique, c’est celle d’Abraham, où il n’y a pas de retour.
Il s’agit d’aller et de quitter d’abord, et d’aller vers la Terre que je te montrerai. Avec en plus cet « ce que je te ferai voir », avec cette sorte d’avenir, de pèlerinage, en tout cas de mission en avant. Et que ce soit dit entre nous, on pourrait dire entre Ulysse et Abraham, même s’il vient seulement après Abraham dans l’invention du personnage, il y a Enée qui quitte définitivement Troie qui est à lui, il peut venir en Italie. Vous voyez, le moment romain est décisif pour l’articulation entre Athènes et Jérusalem.
Donc vous voyez que la manière d’habiter, pour nous, le monde passe toujours par ce détour. Par ce détour qui est de l’imaginaire, du mythe, de la légende. Si vous pensez, par exemple, aux Songlines des aborigènes d’Australie, si vous n’avez jamais vu ce livre merveilleux de Bruce Chatwin, un véritable écrivain voyageur, puisqu’il y a beaucoup de faux écrivains voyageurs aujourd’hui, de fils à papa, qui fuient la condition conjugale. Je n’aimerais pas ça. Mais enfin, justement, l’écrivain qu’était Bruce Chatwin. Et Bruce Chatwin a écrit un livre, en français, ça s’appelle Songlines- ‑ça s’appelle en français Le Chant des pistes, où il s’intéresse à ces chants des aborigènes d’Australie qui correspondent à leurs cadastres : vous n’avez pas des titres de propriété, avec des choses déposées à la mairie, mais vous aviez un chant. Et ce chant décrit un espace autour de vous tel qu’il se manifeste à vous au rythme de la marche. Et à chaque fois, tel arbre, telle montagne, des choses qui avaient un récit mythique qui raconte comment cette montagne est apparue, pourquoi cet arbre, pourquoi cette colline ? La manière d’habiter le monde se fait par le chant, à travers le chant et à travers un chant qui charge ce monde en signification, charge de symbole, mais qui le charge de sens, bien sûr, et qui rappelle à l’homme les gestes qu’il doit accomplir pour être un homme ajusté ou juste.
Parce que la question de la justice est peut-être plus biblique, mais en tout cas, un homme ajusté.
C’est la même chose, vous savez, dans la Torah, ce n’est pas les songlines des aborigènes, mais c’est la sainteté des fils d’Israël. Comment est-ce que vous habitez la Terre promise ? Vous n’habitez que dans la justice.
Si vous oubliez la justice, vous pouvez dire : « Cette Terre est à moi parce que j’y suis né par enracinement. » Il est grec.
« Cette Terre est à moi parce que je la cultive. » Il est romain, toute la culture…
Mais ce qui est juif par excellence, c’est qu’on n’habite une terre que dans la justice !
On peut l’avoir très bien cultivée, être né là. Si je ne partage pas les richesses, si je ne vis pas la justice : « Je suis déporté ! » Je serai pris en esclavage par une autre nation, comme l’annonce l’Éternel à Abraham (Genèse 15_13).
Si j’engraisse… Vous vous rendez compte, avant même qu’il rentre sur la Terre promise, le Cantique de Moise, la fin du Deutéronome, pas les cantiques qu’on chante, qu’on a été le chevalier, le cavalier, l’égyptien… Ça, c’est des cantiques chouettes de la libération. On aime bien la libération, on aime beaucoup moins la liberté, c’est-à-dire la responsabilité.
La responsabilité, c’est qu’est-ce que tu fais avec la liberté ? Est-ce qu’elle te fait devenir un nouveau pharaon ? Et là, vous voyez, avant d’entrer dans la Terre promise, il y a cette annonce, ce cantique, que Dieu, devant ses palais… Ce n’est pas un chant qui vient spontanément, demande comme un cantique témoin. C’est quoi le cantique témoin ? Il leur dit : « Vous allez rentrer et vous allez être tellement content, vous allez prospérer, vous allez engraisser, vous allez m’oublier. Vous allez tomber dans l’injustice. Et là, une nation stupide viendra vous chercher et vous serez déportés. » Avant même toute l’histoire de la royauté d’Israël, du schisme, de Salomon qui vient d’être grand sage et qui apparait ensuite comme le nouveau chef de corvée, nouveau pharaon… Toute cette histoire est annoncée à l’avance !
Vous voyez, je ne peux habiter le monde qu’à partir, aussi, de la révélation de la sainteté et je ne peux pas l’habiter comme ça immédiatement.
Vous voyez, je mets en parallèle les songlines d’Aborigènes, les Psaumes de David. Mais en tout cas, c’est la même structure. Mon but, ce n’est pas de faire de la catéchèse ici. C’est vraiment de montrer les structures anthropologiques fondamentales.
Et sans cela, vous voyez, c’est soit l’apesanteur, sans ces chants ou sans cette mémoire de la liberté et de la loi, c’est l’apesanteur ou la déportation. Vous comprenez que la fascination pour les métavers s’appuie sur cette vérité anthropologique. C’est cette loi du détour qui fait qu’on peut se perdre dans ce qu’on appelle strictement aujourd’hui le virtuel. Parce qu’elle est normale.
C’est cette loi du détour qui fait qu’on peut se perdre en chemin !
Et je tiens à le préciser, la possibilité de se perdre en chemin est intrinsèque à la condition humaine. C’est ça aussi qui fait la distinction avec les autres animaux.
Et même, d’après la Bible, nous commençons toujours à nous trouver perdus ?
J’aime bien cette expression : « À nous trouver perdus ». Donc, à partir de cette constatation, vous voyez, je suis revenu vraiment en amont sur les réalités anthropologiques. On ne peut opposer à l’existence des mondes virtuels un rapport immédiat au réel. Déconnecte-toi de truc, connecte-toi à la nature. Déconnecte… Ça n’a aucun sens.
J’avais un ami qui disait : « Ne vois plus de films au cinéma parce que ça te détourne de la réalité. Ce n’est qu’un divertissement. Mais occupe-toi des tiens, etc. » Je dis : « Oui, mais moi, je m’occupe des miens. Si je vois un bon film, ça peut aussi m’apprendre à m’occuper des miens. » On passe toujours par des fictions, des grands textes, des grands romans, des grands exemples…
Comment se joue notre relation ? Toujours par ces détours.
La fiction habite l’homme et c’est toujours par ce détour. Donc, l’affirmation d’un rapport immédiat au réel est absurde ou bien correspondrait à une régression animale, une régression bestiale. Et je voudrais être dans le monde comme les bêtes sont dans le monde, c’est-à-dire dans un environnement avec des sortes de mécanismes qui se passent. Donc, vous voyez, la question n’est pas la question de l’immédiateté. Il y a toujours un détour et il y a toujours un détour, on pourrait dire, par de l’imaginaire, par le monde virtuel.
La vraie question, c’est : le bon ou le mauvais détour ?
Et aussi ne pas se perdre en chemin ! Comme je le disais.
Mais aussi, avant même cette question : il y a la certitude, et ça, j’aurais trop insisté là-dessus, si on ne veut pas tomber dans le paradigme technocratique, la certitude que rien n’est automatique… L’idée d’un bon détour automatique est une idée inhumaine. Il suffit d’y faire face.
Ce dont, je vais pouvoir parler, mais pas sans risque… Mais tout détour humain est toujours un détour personnel, risqué et je dirais même passant nécessairement par l’exil et par l’errance, avant tout accès à quelques royaumes.
Et vous voyez, l’idée de trouver le détour automatique, par exemple, de dire : « On va trouver pour nos jeunes un truc qui va les arracher à l’addiction du monde virtuel et à partir de là, tout ira bien. Tout ira absolument bien. » C’est l’horreur. C’est quoi ? C’est : vous allez arracher les machines pour en faire des machines. Automatiquement, on est responsable.
Même au milieu du paradis, avec Dieu comme formateur, vous pouvez commettre le péché originel, vous savez. Personne n’est né et tout était parfait. D’ailleurs, cela dit en passant, le serpent fait partie de la perfection du jardin. Parce que le serpent permet d’éprouver la responsabilité. Il n’y a pas un jardin où tout est là et tout va bien. Non !
Dieu veut que nous soyons des vis-à-vis et que nous soyons responsables de la vie avec lui, responsables pour la vie, pour la loi avec lui. C’est comme ça que nous avons la dignité de fils de Dieu.
C’est ça l’idée. Donc, il faut le serpent. Le serpent n’est pas une ombre d’amour, c’est une ombre qui a du relief. Mais il faut le serpent.
Donc oui, rien n’est automatique !
Si vous voulez un jardin sans serpent, c’est déjà dans le monde virtuel qui détruit tout !
Donc, ma question ici se borne à la question de quel est mon détour ou quel monde virtuel, si j’ose dire ?
Monde virtuel numérique. Finalement, c’est… Et je me restreins à cela : c’est une question qui concerne ce qu’on appellerait les supports ou des médiums immédiats, sachant que les supports ne sont pas neutres. « The medium is the message », comme le disait McLuhan.
Bien sûr, il y a pour moi des imaginaires féconds et des projections stériles, mais vous voyez, mon sujet, ce n’est pas de vous dire la bonne nouvelle. C’est un sujet lié à la technique.
Et même à la limite, on pourrait prêcher l’Évangile dans un métavers. On peut même demander au ChatGPT (générateur de texte par intelligence artificielle d’OpenAI), c’est comme ça qu’on peut l’appeler, je crois, de fabriquer un « deep fake preacher ». Deep fake preacher, c’est l’intelligence artificielle qui, en fonction de vos historiques de navigation, est capable de trouver vraiment la forme du discours qui vous fera passer de l’Évangile comme une lettre à la poste. Peut-être que c’est idéal d’ailleurs si on a un prédicateur. Je ne sais pas ?
Le deep fake preacher est possible, mais la question, c’est qu’est-ce qu’on manque alors ?
De quoi est-ce qu’on manque ? Ma question, ce n’est pas de savoir l’Évangile ou pas l’Évangile ? La question, c’est qu’est-ce qui se passe quand ces supports deviennent ses supports technologiques numériques, etc. ? D’accord ? Est-ce que c’est neutre ? Je ne le pense pas.
Bien sûr, vous l’avez compris. Mais qu’est-ce qui manque à ce moment-là ? Qu’est-ce qu’on perd à ce moment-là ? C’est clair, ce qu’on perd ici, c’est le livre et la chair…
Le métavers est un lieu de désincarnation.. !
Mais aussi est un lieu de disparition de cet acte fondamental qui est la lecture.
Je vous rappelle que le mot lecture, legere, en latin, est au principe de tout ordre : une constellation lexicale en latin. legere, c’est recueillir, mais qui concerne aussi bien l’intelligere, on va dire l’intelligence, le relegere, la relecture qui est la religion, le delegere, l’amour. Et le contraire du legere, c’est le neglegere, la négligence.
Donc, on est dans un lieu fondamental ici, ce qu’on appelle la lecture. Vous voyez, ce qui est perdu avec ces métavers, c’est la lisibilité du monde et la vie de l’esprit comme incarnation…
Et pour continuer encore un peu, ma question est la suivante : quelle est la différence entre l’écrit et l’écran ?
Même si l’écrit contient ses périls : Platon, dans le Phèdre, a tout de suite vu le danger de l’écrit. Vous savez que l’écrit, pour Platon, est le premier technologos, avec cette idée que c’est aussi le premier, le simulacre par excellence, si vous voulez, l’intelligence artificielle utilise quasiment ces mots-là.
Je veux dire, son problème, c’est qu’un écrit, ça parle et personne ne parle. Si vous posez des questions, elles vont toujours paraître. Quand il y a une parole sans sujet de la parole, c’est déjà l’intelligence artificielle.
Et alors, il va dire… Il va montrer tous les problèmes que ça pose, en parlant à la parole vivante. Donc d’emblée, Platon a vu le péril de l’écrit.
Cependant, il y a quelque chose qui se joue avec l’écrit par rapport… C’est pour ça j’ai dit que rien n’est automatique. Il y a un péril aussi dans l’écrit. Mais qu’est-ce qui est perdu quand on perd l’écrit au profit de l’écran ?
Vous savez que l’acte de… Quand on fait de la lecture, finalement, l’acte de lire, c’est un acte très étrange. Parce qu’on part de quelque chose de visuel, de visible, pour aller vers de l’audible. Et de cet audible, on crée aussi des images intérieures, un imaginaire intérieur. Cet imaginaire n’a rien à voir avec des images fixes.
Quand vous vous posez la question, il y a un très beau livre d’un certain Peter Mendelsund qui s’appelle « What We See When We Read », ce que nous voyons quand nous lisons, c’est un livre formidable parce qu’il se dit : « Quelle est, par exemple, l’image intérieure que nous avons quand nous lisons ? » Il montre bien que ce n’est pas du tout une image photographique. Ces images intérieures sont des images dynamiques, narratives, avec quelques traits. Ce sont des images de parole, très étonnantes ! Et qui ne cessent de se corriger au fil de l’histoire, parce que tout d’un coup, un nouveau détail apparaît, parce qu’une nouvelle indication est donnée. Pas trop, parce que si vous décrivez trop un personnage, on n’arrive plus à se le représenter intérieurement. Vous voyez, c’est des traits comme ça, à l’intérieur d’une dynamique. Ces images narratives sont des images très étonnantes !
Et c’est pour ça qu’on peut dire que quand vous êtes face à des images, c’est ce qui se passe avec les écrans, directement confrontés à des images, c’est là qu’il y a le moins d’imaginaire… !
Vous avez des images qui sont des doubles de ce que vous voyez dans le monde, alors que quand vous passez par l’écrit, non seulement vous êtes dans une imagination intérieure, mais vous n’êtes pas dans une représentation, dans une reproduction du visible, vous êtes dans un type d’image qui n’a rien à voir avec la simple image visuelle. Ces images de parole, des images qui ont une dimension justement proprement narrative, dynamique. En retour, ce qui se passe, quand vous avez cette pratique de la lecture, cet imaginaire-là, c’est que vous allez regarder aussi en retour les images du monde dans la possibilité d’une écoute !
C’est-à-dire que vous allez chercher une lisibilité dans le monde. Vous allez avoir tendance à chercher du sens.
Vous connaissez le texte de Paul Claudel “L’œil écoute”. Mais puisque l’œil écoute quand il lit, lorsqu’il va regarder, il va aussi se mettre à l’écoute. Et il va avoir tendance à convertir les images en paroles, ou plutôt les visuels et les signaux du monde en signes. Donc, on va chercher la signification. Et la question du sens s’ouvre à partir de là. Sinon, la question du sens pourrait ne jamais s’ouvrir en nous.
Le legere, par ailleurs, la lecture suppose, comme je vous l’ai dit, un recueillement.
C’est le contraire de Windows où vous avez plusieurs fenêtres actives, par définition. C’est fait pour ça. À tel point que même les journaux aujourd’hui se constituent comme cela. Vous regardez un journal, le journal télévisé, c’est évident, vous avez deux, quatre, cinq informations en même temps. C’est très surprenant. Mais même un journal écrit maintenant, vous avez un titre, un chapeau, un encart, une publicité, des trucs comme ça. Attention, on a peur de l’ennui : on a tellement cette attention fragmentée, les textes sont de plus en plus courts…
Donc, il est évident, et je vous aurai parlé à propos de ma fleur qui risque de ne pas porter son fruit, mais cette attention complètement morcelée, la perte de la capacité à relier, à lire, à relire. Et ça, c’est quelque chose qui est étonnant.
L’expérience de la lecture et de la lecture alphabétique, c’est-à-dire vraiment l’expérience, non pas du hiéroglyphe, mais du signe conventionnel. Cette expérience est une expérience d’attention et de culture de l’attention. Ensuite, le propre du livre, c’est de nous faire entrer dans un ordre, où la phrase de manière générale, dans un ordre syntaxique, n’a rien à voir avec l’ordre parataxique de l’image.
L’image vous fait voir plusieurs choses simultanément et les choses sont posées les unes à côté des autres. Quand vous devez parler de ce que vous avez vu, vous devez mettre les choses en ordre. Qu’est-ce qui va venir ? Vous faites entrer de l’espace dans du temps. Et vous allez vous dire : « Qu’est-ce qui vient avant ? Qu’est-ce qui vient après ». Vous allez temporaliser ce qui est spatial. Et le temporalisant, vous allez aussi vous poser la question de la causalité. Qu’est-ce qui est à l’origine de ce qu’on voit après ? Vous voyez, la syntaxe va impliquer une relation d’ordre qui, d’une certaine façon, nous pousse à chercher dans le monde des causalités.
Aujourd’hui, dans un monde d’informations parataxiques, avec des mots clés, avec des notifications, vous avez des gens qui savent beaucoup de choses de manière très morcelée. Mais quand il s’agit de penser vraiment ces choses, vous voyez une sorte de vide total.
Il suffit de voir les journaux télévisés pour voir à quel point nous sommes exposés à ceci. Enfin, forcément, la lecture nous fait entrer, comme je l’ai dit au départ, dans le narratif, dans le racontable. Vous voyez, quand vous lisez des livres, non seulement vous vous dites : « Mais notre vie est décousue. » Notre vie est toujours décousue. Mais vous vous posez la question de savoir qu’est-ce qui fait les fils rouges de votre vie ? Quel est commencement, la fin, le milieu ? Quels sont les événements décisifs ?
La pratique de la narration est le fait que, par exemple, aussi bien les peuples anciens non sémites, mais aussi que le juif ou le chrétien ne peut se connaître que dans le miroir d’un récit, mais le récit nous pousse à faire en sorte que notre vie devienne une histoire. Ce n’est pas donné tout de suite que ce soit une histoire.
Vous pouvez devenir un pongidé. Vous savez, un pongidé, ce n’est pas un primate, parce que l’homme est inclus dans le primate. Le pongidé, c’est la partie non humaine des primates. Le pongidé n’a pas le souci que sa vie devienne une histoire. Une histoire d’un orang-outan… Mais c’est aussi parce que très peu de romans ont autant… Il n’y a pas de récit dans lequel il va se retrouver ou se rencontrer. Il n’y a pas de miroir du récit. Vous voyez, ce miroir du récit fait que tout d’un coup, quand j’agis, je me dis : « Mais est-ce que ce que je fais est racontable ? »
Vous savez qu’une de mes thèses fondamentales, c’est que le fond de la moralité humaine vient de cette question : Est-ce que ce que je fais, je peux le raconter et même le chanter à autrui ?
Vous voyez, quand on dit : « Est-ce qu’une action est louable ? » En fait, louer, c’est ça. C’est la ramener à un discours qui est une célébration. « Voilà ce que j’ai fait. » Est-ce que vous pouvez dire : « Voilà ce que j’ai fait » ? Vous comprenez ? Au fond, la moralité dépend de la relecture du passé et de sa restitution dans un récit. C’est une thèse que j’ai essayé de développer dans mon livre « À moi la gloire ».
Mais pourquoi est-ce qu’on attend dans Yomim Noraïm, les jours terribles entre Roch Hachana et Yom Kippour, pourquoi est-ce que les juifs se disent… On dit Bonne année, Chana Tova, et on répond Tikatev : « Que tu sois inscrit ». Que tu sois inscrit dans le Livre de Vie ! Cette idée du Livre de Vie ça veut dire que ta vie a été suffisamment bonne, traversée par une rédemption. Bien sûr tu as été pécheur, tu as été repris, etc. Mais c’est racontable comme une bonne histoire. C’est ça qui est derrière.
Ce que je vous ai dit là montre bien que le problème n’est pas qu’il y ait des mondes virtuels, mais que ces mondes virtuels soient loin, et de la chair, et du Livre. Et que ces mondes ne soient plus ceux, justement, du « legere », mais d’une sorte de fragmentation et de surexcitation, fragmentation d’intention, surexcitation de l’affectivité et entretien, finalement, d’un rapport pulsionnel au monde.
J’appuie sur des boutons, j’ai des résultats, je deviens de plus en plus pulsionnel.
Et donc je sors de toute narrativité, y compris dans des lieux comme la pornographie, par exemple. C’est très intéressant, le fait que la pornographie ait autrefois supposé des récits. C’est une remarque que fait Umberto Eco. Il dit : « Comment est-ce qu’on reconnaît un film pornographique ? C’est le film où il y a le plus de temps morts. » C’est étonnant comme parole. Il dit : « Pour que Roberto puisse violer Roberta et que ça soit vraiment une transgression, il faut d’abord nous montrer l’ordre du monde tel qu’il est, où le viol peut apparaître comme une transgression. » Donc, il faut que Roberto prenne sa voiture, s’arrête au feu rouge, etc., qu’on voie Roberta dans ses activités de robe secrétaire qui est un petit peu pudibonde. À ce moment-là, quand Roberto arrive auprès de Roberta, là, il y a une transgression. Et la transgression présuppose toujours la loi. Mais alors, ça veut dire que c’est des films, où comme on voudrait aller vite à la transgression, on est obligé de passer par la loi, mais il y a des temps morts, plus longs que dans les autres films. C’est la thèse d’Umberto Eco, qui est assez drôle. Mais au fond, là où il se trompe, c’est que ça n’existe plus. Ce qu’on appelle le porno gonzo, je ne sais pas si vous connaissez cette expression, c’est un porno où vous allez directement sur l’acte. Parfois avec des mecs qui se filment eux-mêmes avec des caméras subjectives. Il n’y a plus de dialogue, il n’y a plus de scénario, il n’y a même plus de décor. C’est le monde dans lequel nous sommes. C’est-à-dire la disparition de toute narration et la recherche d’un style de pornographie par rapport à une description sommaire de certains types d’actes qu’on cherche, avec certains types de sujets dans l’acte. Il y a beaucoup de linguistes qui ont travaillé sur la manière de répertorier les scènes du X gonzo sur les sites pour aller vite, parce qu’il faut malgré tout faire une recherche cognitive pour y arriver. Donc qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on met le verbe avant le sujet ? C’est très intéressant, les compléments d’objets, etc. C’est des études vraiment passionnantes parce que vous voyez ce qu’il y a derrière.
Dans la destruction linguistique et la perte de toute narrativité, pour entrer dans un rapport au langage qui est un rapport où le langage n’est plus fait de signes ou de signifiants, mais est fait de signaux, qui doivent aboutir à une efficacité, à des comportements.
Pour conclure, bien sûr, ce que je vous raconte pourrait ressembler un peu à la conclusion de Fahrenheit 451 : retrouver les livres, la communauté autour du livre.
Et je ne vous ai rien dit sur ce dont j’ai souvent parlé par ailleurs, c’est retrouver la chair, c’est-à-dire le sexe d’une part et la main. Je fais l’éloge du sexe à fond, de baiser à fond. Quand on baise à fond, c’est quoi ? C’est de devenir grand-père. Vous avez été vraiment au bout de la sexualité. Tant que vous n’êtes pas là. Il ne s’agit pas simplement d’avoir été vers une femme, d’avoir engendré un enfant, mais que vous ayez donné la capacité de donner à votre enfant. Donc quand vous mariez cet enfant et que lui-même en tant que… Là, vous êtes grand-père, et là, vous avez été dans la perfection du sexe.
Ça vous fait rentrer dans quoi ? Dans l’épaisseur du temps. Votre vie est plus dense. Sinon, vous allez dans le gonzo. Vous pouvez aller dans le gonzo. Il y a le mot zoo, d’ailleurs, dans le mot gonzo. Rien ne vous empêche. Mais vous pouvez entrer dans l’épaisseur du temps. C’est la sexualité qui va jusqu’à la grande paternité ou la grande maternité.
De la même façon, la main dont je parle, c’est la main de l’artisan, la main du paysan. Une main à charrue, une main à outil, à instrument de musique, qui nous fait revenir à une forme de réalisme dans le rapport au monde : le réalisme, ce n’est pas une option idéologique, c’est voir la consistance des matériaux, connaître la résistance de la matière, le labeur. C’est cette patience qui est perdue dans le rapport au monde.
Bien sûr, au-delà du livre, il s’agit de retrouver des pratiques. Des pratiques, ce qu’Albert Borgmann appelle des « pratiques focales », c’est-à-dire des pratiques avec des savoir-faire, qui constituent tout d’un coup des foyers où les gens viennent autour, où ils veulent apprendre, ils veulent voir, ils veulent entendre. Ça fait des communautés incarnées.
Ça, j’en ai souvent parlé à d’autres reprises, je ne vais pas revenir là-dessus. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne se défend contre le formatage technologique que par la formation technique. Par le fait qu’on retrouve des pratiques avec des choses. Qu’on ne soit pas simplement dans la consommation de marchandises. Qu’on retrouve des savoir-faire. On ne résiste à la consommation dévastatrice que par des pratiques communautaires.
Où trouver le souffle pour tout ça ? C’est ce dont je n’ai pas parlé. Parce que le désespoir de notre époque est grand et les métavers se construisent sur ce désespoir.
Je n’ai pas moi-même à le décrypter, cela est dit ouvertement, pour ne pas dire presque cyniquement, par les développeurs de ces métavers. J’ai une citation de Marc Andreessen, fondateur de Netscape et membre du conseil d’administration de Meta, ex Facebook. Voilà ce qu’il écrit, je voulais finir avec cette phrase, qui est quand même vraiment stupéfiante :
« La réalité a eu 5 000 ans pour s’améliorer et il est clair qu’elle fait cruellement défaut à la plupart des gens. »
C’est formidable…Si on comprend cette phrase ?
« Je ne pense pas que nous devions attendre 5 000 ans de plus pour voir si elle finit par combler son retard. »
Là, c’est la réalité qui est en retard par rapport à certains désirs des gens. « Nous devrions construire, et nous le faisons, des mondes en ligne qui rendent la vie, le travail et l’amour merveilleux pour tout le monde. » Ce qui est merveilleux, c’est la vie en ligne, le travail en ligne, l’amour en ligne. Vous avez compris ? Qu’est-ce qu’il y a derrière ?
Cet homme nous présente sous la forme du « Yes We Can », de l’enthousiasme, le désespoir le plus profond. Désespoir historique total. 5 000 ans et nous n’y sommes pas arrivés. À quoi bon ? Vous comprenez ? C’est là où nous en sommes.
C’est pour cela que la question reste de savoir où trouver l’élan au milieu de l’extinction annoncée.
Là, vous voyez, c’est la question, dont je vous en ai un peu parlé au début, de l’espérance théologale. Mais ce n’est pas le sujet de cette conférence, même si c’est la plus grande urgence. Merci !
—–
On a prévu un temps de questions. Je ne sais pas si vous avez des questions à poser. Si quelqu’un veut intervenir. Vous pouvez lever la main, projeter votre voix et parler sans micro, ce qui est encore mieux que tout ce que j’ai fait jusqu’ici.
- Oui ? Quels livres lisez-vous actuellement ?
Très bonne remarque. Je lis tous les jours la Bible, ça, c’est sûr. Première chose. Ma vie, ma pensée, demeurent de plus en plus dans les écritures. Mais pour vous dire, le roman… Je viens de l’enseigner, donc je l’ai relu récemment, le Syndrome de Thanatos de Walker Percy, le grand romancier américain, hélas complètement méconnu en Europe, mais très reconnu aux États-Unis, grand romancier catholique. Donc Thanatos Syndrome de Walker Percy. Et en ce moment, je suis en train de lire le premier roman historique français parce que j’ai découvert récemment Walter Scott. J’ai trouvé ça génial. Je savais que dans les Illusions perdues, l’horizon du héros, c’était de faire des romans comme Walter Scott. Mais je me suis rendu compte qu’on ne lisait plus Walter Scott. Donc, j’ai lu Les Puritains d’Écosse, qui est un grand roman sur le fondamentalisme, le plus extraordinaire de la littérature. Mais je me suis intéressé au roman historique. J’ai lu Dumas, etc. Mais je lis le roman historique d’Alfred de Vigny. J’ai une passion pour la poésie d’Alfred de Vigny, Les Destinées, etc. Vous pouvez lire, par exemple, La colère de Samson, c’est un très grand poème qui va vous éclairer sur la question de la guerre des sexes. À la fin, il y aura Sodome d’un côté et Gomorrhe de l’autre, c’est très drôle. Mais il a écrit un roman historique qui s’intitule Cinq-Mars, sur la tentative de révolte le 5 mars, de tout un groupe de vieilles aristocraties féodales contre le pouvoir de plus en plus centralisateur, sous Louis XIII, organisé par Richelieu. C’est un très beau roman. Je lis beaucoup de poésie. J’ai lu beaucoup de philosophie et de théologie, mais je dois avouer que j’en lis beaucoup moins aujourd’hui. Aujourd’hui, je lis principalement la Bible. D’abord la Bible, ensuite des romans et de la poésie. Il y a la nourriture pour le corps et la nourriture pour l’esprit.
- Donc vous, vous êtes plus quoi ? Nourriture pour l’esprit ?
Non, pas du tout. En ce moment, c’est le Carême, donc la question de la nourriture pour le corps se pose aussi pour moi. Mes amis qui me connaissent savent que j’ai perdu au moins 15 kilos ces derniers temps. En fait, vous me posez des questions sur moi-même. Je veux bien, c’est juste que c’est risqué. Je ne sais pas si c’est parce qu’on est dans un lieu plutôt évangélique. Il faut faire des témoignages ? Témoignages de vie. Non, parce que, par exemple, j’étais face à une sorte de double impasse. D’une part, je devenais un père de famille bedonnant et je ne savais pas quoi faire comme activité physique. Et d’autre part, je voyais mon fils, devenant adolescent, me parler de moins en moins et je me disais : « Quelle activité je vais faire avec lui ? » Et donc, après 30 ans, pour dire que c’est possible, j’ai repris le karaté, avec beaucoup de sérieux. J’ai un cours d’ailleurs à midi. Formidable. Donc, oui, je fais de la musique, je fais des instruments de musique, je joue de la guitare et de l’accordéon. Il y a des pratiques du corps, à mon avis, des pratiques d’outils et d’instruments qui sont absolument nécessaires.
D’ailleurs, parce que je voudrais vous dire ça, pour faire justement de la spiritualité, mais je suis oblat bénédictin, comme Walker Percy, d’ailleurs. La grande tradition monastique, que ce soit le monachisme du désert ou que ce soit la tradition bénédictine, c’est le fait que le moine travaille de ses mains. Et en fait, ce travail manuel correspond à la pluridiscipline spirituelle. Non seulement parce que ça vient donner le sens de l’ordre du monde, une réalité qu’on ne va pas pavaner dans tous les sens, qui a sa consistance propre, mais en plus parce que ça nous empêche de tomber dans une sorte de spiritualisme, ça nous décentre. Vous savez, il y a cette phrase de Saint-Jérôme qui dit : « Que le démon te trouve toujours occupé. » Parce que là où le démon vient nous attaquer le plus facilement, vous pouvez ne pas croire au démon, c’est bien que vous êtes sous la plus grande ruse. Comme dit Baudelaire : « La plus grande ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas. » Mais surtout, le désœuvrement, le retour sur soi…
Ouh ! ce que j’ai fait ! D’ailleurs, tout le psychologisme, on tient à envoyer toujours, comme ça, hyper réflexif : « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » « Qu’est-ce que j’ai fait ? » « Les gens ont été méchants avec moi. » Ce qui crée, ce qu’on appelle la snowflake generation la génération flocon de neige : dès qu’on vous touche, vous fondez, etc. C’est pas possible qu’il ait heurté ma sensibilité, etc.
Le travail manuel nous décentre, nous tourne vers l’œuvre à faire, nous rend, d’une certaine façon, superficiels. Cette superficialité est bénéfique. Vous savez, pour passer d’une rive à l’autre, il faut rester à la surface de l’eau. Vous oubliez tous les monstres qui sont sous vos jambes. Ça, c’est fondamental. Donc, il y a une hygiène spirituelle du travail manuel, qui à mon avis, est très importante. C’est pour ça que j’ai essayé de montrer, quand j’ai fait des travaux sur l’éducation, je leur disais : « Vous savez, l’école… Pourquoi est-ce que les grandes vacances étaient en été ? » Il y a une raison. Oui, pour aller aux champs. Ça veut dire que l’école s’est insérée dans un monde agricole et qu’il y avait un lien entre le travail de la terre et les humanités. Or, aujourd’hui, c’est fini. Le contexte, c’est le contexte numérique, le contexte « digital ». « Digital », entendez, vous ne savez plus rien faire avec vos doigts. Zéro digital. Et donc ce qui se passe, c’est que dans ce contexte, vous perdez tout réalisme et l’école n’est plus capable d’accomplir sa fonction parce qu’elle a oublié qu’elle était dans cet écrin agricole, artisanal. Ça signifie que les écoles aujourd’hui doivent introduire à l’intérieur de leurs murs ce qui se faisait à l’extérieur. Par exemple, à Philanthropos. Pour l’Institut Philanthropos, on accueille des jeunes une année pour leur donner une formation en philosophie, en théologie, dans les sciences humaines. C’est une formation sur de nombreux aspects…
Mais ! Il y a le théâtre, comme pratique obligatoire, physique d’incarnation de la parole. Mais… il y a le travail du jardin et le travail du bois ! Ils y passent tous : après tout, Saint Joseph et Jésus étaient charpentiers. Ça doit vouloir vous dire quelque chose. Ils passent tous par ça pour rectifier leur intelligence, pour retrouver le réalisme. Donc, ce qui se faisait ordinairement en dehors de l’école, on doit, en raison de l’environnement numérique, de l’informité de l’information, de l’information critère fort, retrouver la consistance des choses par le travail de la terre, par le travail des matériaux, par l’agriculture et l’artisanat.
Je pense que les futures écoles d’élite qui auront les personnes les plus avancées intellectuellement seront des écoles qui feront passer leurs étudiants par le travail manuel. Pour les recentrer, pour les reconcentrer, pour leur permettre de retrouver une réalité ordonnée. Albert Borgmann distingue « commanding reality », la réalité qui a un ordre en elle-même, et ça, c’est seules les pratiques manuelles, il m’a fait découvrir comme tel. Ce que va faire le numérique, ce que va faire le digital, qui est la technologie, ça sera une « disposable reality », avec ce double sens disposable, c’est-à-dire mise à disposition et en même temps, je parle. Elle n’a plus d’ordre d’elle-même, j’en fais ce que je veux. Cette matière informe des datas. C’est pour ça qu’il y a un enjeu fondamental à… Je n’en ai pas trop parlé dans cette conférence. Certains m’ont entendu parler à de nombreuses reprises de ça. Moi, ce qui m’intéressait ici, c’était la question du monde virtuel et du monde réel et le fait qu’on détoure toujours par un monde qui est d’abord un monde de la parole et du livre avant d’être seulement numérique. C’est ça le problème.
Sans parler du zapping, quand on zappe, on peut facilement commencer à arrêter à regarder des petites choses sur son petit écran. L’artisan, lui, dans son travail avec ses mains, il ne peut pas, pour avoir un bon résultat, tricher.
Alors que dans le numérique, on peut tricher. On peut tricher dans le numérique, encore que… On peut déformer une image. Si on est du côté du hardware, quand on revient, parce qu’il y a des formes de… Si vous êtes un électronicien, si vous êtes… Il y a une réalité quand on est face à ça, on revient vers l’artisanat. On ne peut pas tricher. – C’est vrai qu’on peut… – Le résultat. Oui, mais j’irais plus loin. Je dirais qu’on peut moins tricher dans l’artisanat que dans la vie intellectuelle aussi. C’est fondamental.
Les imposteurs dans la vie intellectuelle, dans le monde littéraire, font florès. Alors que si vous fabriquez une chaise, on peut s’asseoir confortablement dessus ou pas. Elle est bancale… Et fabriquer un couteau, est-ce qu’il coupe ou pas ?
De la littérature qui fait honte aux lettres, ça, personne ne le voit.
Sans compter les impostures spirituelles qui sont encore plus fréquentes et plus grandes.
- Qu’est-ce qu’on pourrait faire comme conseil à tous ces gens qui sont nés déjà avec ces réalités digitales afin qu’ils tombent amoureux de l’aventure de ce monde. Qu’est-ce que vous pourriez donner comme conseil aux papas, aux profs ?
D’envoyer leurs enfants à Philanthropos. C’est à Fribourg, c’est vraiment pas très loin, à une heure et demie d’ici. J’étais en contact avec un ami, un père, justement, ce matin, qui m’a appelé en me disant : « Gros conflit avec mon fils, je lui ai pris son téléphone, il est devenu fou, il m’a menacé. Ça fait une semaine que j’ai gardé le téléphone. On a atteint un point de non-retour. » Et oui, donc, il y a cette addiction et quand on essaye, de manière frontale, d’arracher les choses au nom des principes et au nom de tout ce qu’on a vu d’ailleurs parfois dans des revues de psychologie, parce que vous voyez le recours à la technique encore. Technique thérapeutique de sortie d’addiction, c’est terrible. « Mon fils m’a traité de tous les noms. C’est un scandale, qu’est-ce que je vais faire ? » Je lui ai dit : « D’abord, rends-lui son téléphone. Là, tu as quand même une impasse. Même, tu lui dis : “C’est une situation de force, je ne peux pas rester dans quelque chose d’irraisonnable. Je m’incline devant cette chose-là et je te rends ton téléphone. ” »
C’est le point de départ, parce que le but, c’est la finalité de la loi, qui est la relation. Après, je me dis : « Parce que c’est une famille divorcée, c’est compliqué. » Et je lui ai dit : « Depuis quand tu as fait quelque chose avec ton fils ? » Ça me fait penser que je n’ai pas fini mon histoire. Ça va me permettre de faire le lien. Il me dit : « Je suis dans la gestion quotidienne, j’ai trop de travail ». Oui, les enfants sont des millennials, ils sont accrochés aux écrans parce que c’est devenu la baby-sitter de base, et qu’on est dans un monde d’exploitation du travail, qui fait que les parents ne passent plus de temps avec leurs enfants. Donc, la question, c’est qu’est-ce qu’on fait avec eux ? Et pas qu’est-ce qu’on fait avec eux pour les désintoxiquer, qu’est-ce qu’on fait avec eux, on va faire le « Cycloshow », on va apprendre la sexualité, attention à la pornographie, attention à ceci… Non, qu’est-ce qu’on fait avec eux pour être avec eux ? Qu’est-ce qu’on fait ensemble à la maison ? C’est ça la chose de base.
Et retrouver les savoir-faire qui correspondent à des savoir-vivre en famille. Retrouver le sens de la table, retrouver le sens de ce qu’est — ce qu’on fait à table. Est-ce qu’on sait encore chanter ensemble à table avec des chants traditionnels ? Est-ce qu’on sait raconter des histoires à table ? Est-ce qu’on prépare la table ? Est-ce qu’on prépare le repas ensemble ? Vous voyez, il y a des choses vraiment réglementaires qu’on a perdues.
C’est pour dire à quel point on est dans une situation de régression dans le savoir-faire terrible. C’est ce que dit Michel Houellebecq : « L’Homme de Néandertal avait des compétences techniques bien supérieures aux miennes. » On en est là !
Donc, nous, on recrée un cadre communautaire, on recrée un cadre où on fait des choses ensemble. On se dit : « Qu’est-ce que je faisais ? J’étais en train de le donner. Je ne trouvais pas de communication parfois avec mon enfant qui devient un adolescent ingrat. » Et on fait du karaté ensemble. Ensemble. On se tape sur la figure. Alors qu’en allant au cours de karaté, il ne me parle pas, quand on revient, et qu’il m’a bien tapé sur la figure, et moi d’ailleurs sur la sienne, et là, tout d’un coup, libération de la parole.
Je suis désolé, je donne des conseils de bon sens, mais il faut arriver à ces choses-là, parce que c’est des choses simples. Vous savez, on ne manque pas de moyens et on ne manque pas de morale. Ce dont on manque, c’est de mœurs, c’est-à-dire que l’on continue à vivre les uns avec les autres.
C’est simple.
- Oui ? J’ai juste une question, pour revenir sur la lecture dont vous avez beaucoup parlé. Je voulais savoir si vous faites une différence entre la lecture d’un récit dans le livre, l’objet physique, et la lecture d’un récit à l’écran ou d’un texte scientifique ? Je suis enseignant à l’université.
Je suis convaincu que la lecture dans le livre, je la privilégie, mais je pense que les étudiants, de nos jours, ne lisent plus les livres physiques. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ne voient même plus des narrations à la télévision. Quand je vous ai parlé de cette jeune fille qui était sur TikTok, qui n’arrive même plus à rentrer dans une série, c’est ça ce que je veux montrer. Bien sûr qu’il y a les deux.
Platon critique déjà l’écrit par rapport à la parole vivante du maître. Après, on peut s’éloigner de l’écrit, parce que je rappelle que, je ne fais pas l’éloge, je ne suis pas dans la religion du livre. C’est sûrement dangereux, la religion du livre. C’est d’ailleurs autre chose, la parole vivante. Malgré tout, il y a le livre, il y a effectivement le cinéma, les séries TV, des récits d’ailleurs assez longs. C’est intéressant. Un aspect qui peut être plus intéressant que le film dans la série.
Le problème, c’est que ça suit des recettes, des formatages, des algorithmes qui disent qu’il faut satisfaire tel type de population, telle autre cible de population… C’est ça le problème, ce n’est pas le fait qu’on est dans de longues histoires. C’est vrai qu’il y a une narrativité.
Moi qui ai fait du théâtre, je pratique beaucoup de spectacles vivants, donc il y a une incarnation, la proximité, mais on est dans quelque chose qui se dévoile, qui n’est pas le livre. Même si au théâtre, c’est la parole qui suscite l’imaginaire. Ce n’est pas comme au cinéma. La parole est à l’intérieur de l’image, dans le cinéma, alors qu’au théâtre, c’est la parole qui produit l’image. Pour dire qu’il y a quand même une distinction. Il y a une différence notoire, comme je vous l’ai dit. Quand vous regardez une histoire de cinéma, bien sûr qu’il y a une narrativité, c’est encore quelque chose, mais il n’y a plus cet exercice de l’imaginaire actif.
Il n’y a plus cet effort pour se mettre à l’écoute, par exemple, d’être capable de verbaliser son expérience. Vous allez repartir de cette rencontre, comment est-ce que vous allez pouvoir la raconter à l’écran ?
Moi, je vois qu’il y a une déperdition de la capacité à raconter ce qu’on a vécu. Donc ça, c’est une perte qui est liée… À la limite, on dit : « Oui, j’aurais dû la filmer. J’aurais dû enregistrer. » C’est terrible de dire ça : c’est le signe d’une carence radicale de la capacité à verbaliser ce qu’on a vécu, et à le raconter à un autre.
Quant à savoir si une lecture scientifique est supérieure à une lecture… Ou philosophique, d’ailleurs. Conceptuelle, à une narration, à raconter des histoires. Je pense qu’il ne faut jamais trop les séparer, ça, c’est sûr, mais j’affirmerai, sans résistance même, la supériorité du récit sur le raisonnement, sur le concept. Il faut absolument le concept pour ne pas tomber dans la folie. Il faut la raison. Mais malgré tout, pourquoi est-ce que la révélation se fait à travers les histoires d’Évangile ? Ce n’est pas un code de loi. Et même la Loi de Dieu nous est toujours donnée à l’intérieur des récits. Parce que quand Dieu dit : « Je suis l’Éternel, ton Dieu, qui t’ai sorti d’Égypte ! » C’est à l’intérieur de ce récit à l’intérieur d’une histoire, que les commandements eux-mêmes sont donnés. Si on retire, on sépare les commandements de cette narration, on arrive à quelque chose qui est complètement abstrait et intenable.
La Bible ne cesse d’ailleurs de présenter des situations où Dieu édicte une Loi et immédiatement, elle est transgressée. Ça ne marchait pas. Ça ne marchait pas. Pourquoi ?
Et c’est très intéressant. À la fin du livre des Nombres, je crois, avec les filles de Celofehad qui arrivent et qui disent « Vous avez édicté une loi sur la transmission de la propriété, de père en fils. » Nous on est les fils de Celofehad, il n’a pas eu de fils. Est-ce que ça va passer à une autre maisonnée, ce qu’on a ? » Et Moïse dit « c’est la loi de Dieu, il ne faut pas… » Et alors, Dieu parle à Moïse et lui dit « Non, non, écoute ces femmes-là. » Alors que c’est la fine pointe d’un livre de la Torah. Il dit, écoute les femmes, c’est déjà un truc étonnant ?
La deuxième chose, c’est de dire que tu as voulu défendre la Loi comme ce truc figé. Mais non, tu dois aller entendre le récit, l’aventure de l’existence. Comment les choses se sont déployées, se sont déroulées.
S’il n’y a pas ça, ça devient légaliste. Donc tu tues la vie !
Peut-être une dernière question.
- J’ai noté que vous avez été très taquin vis-à-vis des psychologues dans votre présentation ce soir. Vous êtes psychologue ? Non, je ne le suis pas. Vous n’y croyez pas du tout ? On voit qu’il y a énormément de psychologues sur la place, de métiers de coach et j’ai énormément de copains qui sont coachs. Vous n’y croyez pas du tout à ces aides ?
Ce n’est pas le lieu d’une croyance, c’est le lieu d’une science. En tout cas, j’y crois ou j’y crois pas, c’est qu’il y a une dimension en nous même qui peut ressortir grâce à la psychologie, au travail d’une thérapie psychologique. Je dirais plusieurs choses : d’une part, il y a finalement, comme vous l’avez dit, beaucoup de coachs et donc des vrais psychologues qui rentrent vraiment dans la question de la psyché, c’est de plus en plus rare.
Même la psychologie aujourd’hui est envahie par le comportementalisme, la perte de la narrativité est la question de quels sont les trucs que tu dois trouver pour t’insérer socialement et vivre à peu près correctement. Parfois, dans certaines urgences, c’est ce qu’il faut faire. Par exemple, la psychanalyse a été complètement refoulée parce qu’il y a eu des choses débiles dedans, je le reconnais, mais en même temps, la psychanalyse, elle était vraiment dans la question de la narrativité.
Il y a autre chose qui me gêne dans la psychologie. Soit c’est une psychologie hyper clichée, qui est tournée vers la question de l’efficacité sociale et de la performance, donc elle est technocratique.
Ou alors c’est une psychologie qui est tournée vers l’archéologie du sujet, comme l’a montré Paul Ricœur, pour parler d’un grand philosophe protestant. L’archéologie du sujet : qu’est-ce que j’ai vécu ? Qu’est-ce qui m’a fait du mal ?
Alors qu’en fait, la vie, elle est d’abord téléologique, c’est-à-dire : quelle est la finalité, quel est le but ? Vers quoi je tends ?
Si je sais vers quoi je tends, toutes les blessures, même si j’ai une blessure ouverte sur le côté et qui m’en coule du sang et même de l’eau, après tout. Voilà. Je sais vers quoi je tends, mais je sais quelle est la résurrection. Souvent, ce qui me gêne, c’est le fait de fouiller sans cesse et d’être justement dans cette sorte de religion victimaire qui est tout à fait celle de notre époque.
J’ai des critiques à faire à l’égard de la psychologie, de tous ces trucs. Mais j’ai de très bons amis qui sont formateurs en ennéagrammes, des trucs comme ça. Je leur dis toujours… En tout cas pas en ennéagramme particulier, mais j’en ai toujours…
J’aime bien aussi l’astrologie. Pour une raison très simple, c’est que dans un monde scientifique où tout est ramené à des lois générales, etc. Le vocabulaire de la caractérologie, vocabulaire qui permet de dire des comportements, a disparu. On ne sait plus trouver les mots pour dire ce que veut l’on être, son tempérament, son caractère. Et au moins, si vous voulez, l’horoscope, le thème astral, disons, on peut parler de l’horoscope, le thème astral nous donne un vocabulaire du caractère. Et c’est déjà précieux. On est arrivé à un point où j’ai des ambitions très modestes.
Et les diagrammes et l’histoire des quatre tempéraments et les deux exposants de comment ça s’appelle ? Je pense que c’est ce truc là pour faire les choix de compétences, les profils, les types, etc. Puisqu’à chaque fois, c’est des possibilités à doubles. Si on met ceci sur les sols, il y a trois types de trucs, je crois. Deux exposants, trois, je crois. Deux exposants, quatre. Deux exposants, quatre. C’est une logique binaire exponentialisée, vous voyez, vous pouvez essayer de vous le catégoriser. Mais au moins, ça permet de trouver le vocabulaire.
Maintenant, je crois que les grands romans… Tolstoï, Dostoïevski, Faulkner, Balzac… vous donnent un plus grand sens à la fois de tout ce que vous êtes, de la diversité du réel, de la diversité des caractères, de la condition aussi changeante de l’homme que ces catégorisations. La perte de la grande littérature, c’est lié encore à quelque chose qui est manière de catégoriser l’aventure humaine pour la faire entrer dans des logiques de performance. C’est pour ça que j’ai des résistances.
Mais vous savez, je prends tout ce qui contient de l’intelligence. Il y a des compétences que je n’ai absolument pas et je le reconnais. J’ai déjà un psychologue à Philanthropos. Avec les jeunes qui arrivent, je suis obligé d’avoir aussi cette compétence. Et je suis très ennemi du spiritualisme, des gens qui disent : « Tu vas faire de l’adoration eucharistique et tous tes problèmes vont être résolus. » Moi, j’ai connu des prêtres qui étaient dépressifs, gravement dépressifs. Peut-être qu’ils n’étaient pas au point dans leur vie spirituelle. Enfin ce n’est pas simple. On est dans une tâche d’intelligence et de recomposition des temps. On a besoin de tout le monde.
ÉLISABETH PARMENTIER : Merci beaucoup. Merci. Très grand plaisir de vous écouter. D’abord, c’est déjà une chose essentielle. Vous êtes à la fois, je trouve, dans un équilibre qui rejoint votre souci d’incarnation, à la fois dans un équilibre de vos propositions, de vos analyses. Moi, je suis très frappée de la qualité des différentes orientations que vous donnez parce qu’on sent que c’est habité à la fois d’une vraie quête personnelle et de beaucoup de ressources. Je trouve que ça donne courage aussi dans nos propres recherches pédagogiques, d’enseignants, d’humains, tout simplement. Je trouve que c’est vraiment extrêmement constructif de vous écouter, en plus de la joie de lire vos analyses et vos manières d’écrire.
Je souhaite vraiment beaucoup de fécondité à votre institut et à votre travail qui est vraiment, me semble-t-il, a le souci de toute la personne dans son environnement. Et à vous également.
Merci. Bonne fin de journée.