https://lejournal.cnrs.fr/articles/regard-sur-la-traite-des-etres-humains-en-france

La traite des êtres humains est loin d’avoir dis­paru dans notre pays. La soci­o­logue Mile­na Jakšić, qui vient de men­er une enquête auprès de dif­férents acteurs liés aux par­cours des vic­times, nous livre les con­clu­sions de ses recherches.

Votre livre, La Traite des êtres humains en France, paru il y a quelques semaines, est le fruit d’une longue enquête soci­ologique sur ce phénomène encore mal con­nu. Qu’entend-on exacte­ment par « traite des êtres humains » et quelle en est l’ampleur aujourd’hui ?
Mile­na Jakšić1 : La traite des êtres humains est un phénomène poly­mor­phe qui recou­vre des réal­ités aus­si dif­férentes que l’exploitation sex­uelle, le tra­vail for­cé, l’esclavage ou le prélève­ment d’organes. Cette déf­i­ni­tion, fixée par le pro­to­cole de Palerme, adop­té en 2000 par les Nations unies et rat­i­fié par la France en 2002, met l’accent sur la déshu­man­i­sa­tion qui résulte de la réduc­tion de l’être humain à une marchan­dise ven­due et achetée. Quan­ti­ta­tive­ment par­lant, 4 mil­lions de vic­times, à l’échelle mon­di­ale, est l’estimation le plus sou­vent citée par les organ­i­sa­tions inter­na­tionales. Mais on ne sait rien des con­di­tions de pro­duc­tion de ce chiffre qui sert surtout à ériger un phénomène clan­des­tin en prob­lème pub­lic et à soulever l’indignation de l’opinion. De même, les asso­ci­a­tions par­lent de plusieurs mil­liers de vic­times en France. Mais là encore, on ne dis­pose pas de sta­tis­tiques fiables.

Votre enquête se focalise sur la manière dont les pros­ti­tuées migrantes en sit­u­a­tion irrégulière peu­vent être recon­nues comme des vic­times de la traite, mais ne le sont pas tou­jours. Quel a été l’élément déclencheur de ce tra­vail ?
M. J. : Il remonte au début de mes recherch­es sur les vic­times de la traite à final­ité d’ex­ploita­tion sex­uelle, en 2005, quand j’ai décou­vert avec éton­nement que presque aucune affaire de traite n’était portée devant les tri­bunaux français. C’est par­ti­c­ulière­ment étrange quand on sait que cette forme de crim­i­nal­ité est con­sid­érée comme l’une des pires atteintes aux droits de l’homme et que le délit de traite a été intro­duit dans le Code pénal en mars 2003. J’ai voulu élu­cider ce para­doxe. Plutôt que de décrire les tra­jec­toires migra­toires de pros­ti­tuées vic­times de la traite (qui sont-elles ? d’où vien­nent-elles ? qui sont leurs souteneurs ? etc.), j’ai cen­tré mon enquête sur les dif­férentes instances qui pren­nent en charge ces femmes, pour la plu­part orig­i­naires des pays de l’Europe de l’Est ou du Nige­ria, et qui recon­nais­sent ou non la réal­ité des vio­lences subies.

J’ai décou­vert
avec étonnement
que presque
aucune affaire
de traite n’était
portée devant
les tribunaux
français.

En vous lisant, on décou­vre que faire val­oir sa con­di­tion de vic­time de la traite et béné­fici­er de cer­tains droits, comme un titre de séjour ou la Sécu­rité sociale, est tout sauf sim­ple quand on est une pros­ti­tuée migrante sans papiers en France.
M. J. : Effec­tive­ment. De très nom­breuses con­traintes émail­lent le par­cours d’une vic­time de la traite avant qu’elle n’obtienne une éventuelle régu­lar­i­sa­tion. Pour com­mencer, elle doit porter plainte ou accepter de témoign­er auprès de la Brigade de répres­sion du prox­énétisme (BRP) et/ou de l’Office cen­tral pour la répres­sion de la traite des êtres humains (OCRTEH). Or cette dénon­ci­a­tion, quand une vic­time d’exploitation est inter­pel­lée pour une entrée irrégulière sur le ter­ri­toire français par exem­ple, se déroule dans le cadre d’une garde à vue où tout refus de sa part de coopér­er la con­duit à un place­ment en cen­tre de réten­tion et, en général, à l’expulsion. Par ailleurs, dénon­cer son souteneur, c’est-à-dire quelqu’un qui vous men­ace de repré­sailles, vous et votre famille restée au pays, si vous le met­tez en cause, n’est jamais chose aisée.

Le par­cours des vic­times qui veu­lent être recon­nues est jalon­né d’autres épreuves, notam­ment quand elles ont affaire aux asso­ci­a­tions qui inter­vi­en­nent soit à l’initiative des pros­ti­tuées elles-mêmes, soit à la demande des policiers ou des mag­is­trats dans le cadre d’une affaire de prox­énétisme
M. J. : Les asso­ci­a­tions de sou­tien et d’ac­com­pa­g­ne­ment des per­son­nes pros­ti­tuées sont con­traintes d’effectuer un gros tra­vail de tri entre les dossiers recev­ables et irrecev­ables. Dis­tinguer les vic­times avérées de la traite leur per­met de défendre ces dernières avec des preuves solides et de con­serv­er ain­si leur crédi­bil­ité auprès des pou­voirs publics. Mais cer­taines vic­times vivent très mal les entre­tiens avec les tra­vailleurs soci­aux de ces asso­ci­a­tions. Elles les com­par­ent à de véri­ta­bles inter­roga­toires policiers. Cette réac­tion néga­tive peut aller jusqu’au refus de racon­ter leur his­toire, quitte à rester sans papiers.

Au Bois de Boulogne, à Paris (2 mars 2012). Cette nuit-là, vingt-cinq per­son­nes sont arrêtées lors d’une opéra­tion anti-prostitution.

L’étape suiv­ante se déroule à la pré­fec­ture de police. Quelle est sa par­tic­u­lar­ité ?
M. J. : La pré­fec­ture est l’institution qui délivre aux vic­times de la traite une autori­sa­tion pro­vi­soire de séjour de six mois ou un titre de séjour d’un an. Ces doc­u­ments authen­ti­fient leur qual­ité de vic­time et leur per­me­t­tent, entre autres, de séjourn­er légale­ment en France et de béné­fici­er d’une cou­ver­ture sociale. Mais, bien que la loi ne con­di­tionne pas l’obtention d’un titre de séjour à l’arrêt de l’activité pros­ti­tu­tion­nelle, les agents de la pré­fec­ture cherchent à s’assurer que les vic­times de la traite ont quit­té la pros­ti­tu­tion et sont à la recherche d’un tra­vail « décent ». Du coup, une vic­time qui, après avoir échap­pé à l’emprise de son souteneur, choisit libre­ment de se pros­tituer (par­fois parce qu’elle n’a pas d’autres choix), a peu de chances d’obtenir un titre de séjour.

Lors du procès des souteneurs et de leurs com­plices, aboutisse­ment de ce dif­fi­cile par­cours, les vic­times de la traite béné­fi­cient-elles d’un traite­ment de faveur ou d’une pro­tec­tion par­ti­c­ulière ?
M. J. : Non. Cela sig­ni­fie qu’elles risquent de crois­er leur ancien souteneur dans les couloirs ou les toi­lettes du tri­bunal pen­dant les paus­es cig­a­rettes ! Cela explique que la plu­part d’entre elles préfèrent ne pas se présen­ter aux audi­ences. Pire : celles qui acceptent de venir témoign­er à la barre sont tou­jours soupçon­nées de men­tir et sont stig­ma­tisées comme « putains ».

Toutes ces con­traintes suff­isent-elles à expli­quer la dif­fi­cile iden­ti­fi­ca­tion des vic­times de la traite en France ?   
M. J. : Cette bureau­cratie pesante, de toute évi­dence, décourage beau­coup de vic­times poten­tielles. La pléthore d’acteurs impliqués (policiers, per­ma­nents asso­ci­at­ifs, fonc­tion­naires de la pré­fec­ture…), qui tous parta­gent le même soupçon a pri­ori sur l’authenticité des réc­its livrés par les pros­ti­tuées, com­plex­i­fie la procé­dure. Mon enquête mon­tre surtout que la vic­time de la traite, décrite dans les rap­ports des organ­i­sa­tions inter­na­tionales et par les asso­ci­a­tions sous les traits d’une jeune femme naïve, inno­cente et vul­nérable qui néces­site pro­tec­tion au nom de la défense des droits de l’homme, se méta­mor­phose en « vic­time coupable » dès qu’elle endosse les habits de migrante sans papiers.

Mon enquête
mon­tre que la
vic­time de la traite
se métamorphose
en victime
coupable dès
qu’elle endosse les
habits de migrante
sans papiers.

À cet égard, la loi pour la sécu­rité intérieure du 18 mars 2003 – récem­ment assou­plie – avait été emblé­ma­tique. Ce texte réin­tro­dui­sait dans le Code pénal le délit de « raco­lage pas­sif » au motif que pour­suiv­re les pros­ti­tuées pour ce délit per­met non seule­ment de rétablir l’ordre pub­lic, mais aus­si de déman­tel­er les réseaux de prox­énétisme par le biais de dépôt de plainte ou de témoignage, et de porter in fine assis­tance aux vic­times de la traite. Mais, du coup, ces dernières ont endossé une dou­ble éti­quette : celle de vic­times (en rai­son des sévices qu’elles endurent) et celle de délin­quantes (lorsqu’elles com­met­tent des infrac­tions pour raco­lage ou pour entrée irrégulière sur le ter­ri­toire français). Ces femmes sont donc perçues à la fois comme objet de souil­lure et source de dan­ger. Elles peu­vent être recon­nues comme des vic­times du point de vue du droit, lors d’un procès, mais elles restent des sus­pectes à réprimer du point de vue des pri­or­ités nationales (pro­tec­tion de l’ordre pub­lic, con­trôle de l’immigration et de l’exercice de la prostitution).

La loi de lutte con­tre le sys­tème pros­ti­tu­tion­nel d’avril 2016 a sup­primé le délit de raco­lage et pénalise les clients. Quelles réflex­ions vous inspire-t-elle ?
M. J. : L’abrogation du délit de raco­lage ne change rien à mes con­clu­sions puisque le dis­posi­tif d’identification des vic­times de la traite reste adossé à leur dépôt de plainte. Quant à la pénal­i­sa­tion des clients, cette dis­po­si­tion a été saluée par les asso­ci­a­tions fémin­istes qui prô­nent l’abolition de la pros­ti­tu­tion, et dénon­cée par celles qui défend­ent le principe de la lib­erté de dis­pos­er de son corps. Le Syn­di­cat du tra­vail sex­uel (Strass), en par­ti­c­uli­er, estime que cette mesure va oblig­er les per­son­nes pros­ti­tuées à pren­dre davan­tage de risques pour ren­con­tr­er des clients et les frag­ilis­er un peu plus. La dia­boli­sa­tion du client, à mon sens, n’a aucun rap­port avec les réal­ités du ter­rain. Cer­taines des vic­times de la traite que j’ai ren­con­trées ont réus­si à échap­per aux griffes de leur souteneur grâce à l’aide d’un client devenu un amant. Cette loi reflète ce que la soci­o­logue améri­caine Élis­a­beth Bern­stein appelle « le fémin­isme car­céral », c’est-à-dire un fémin­isme qui recense ses vic­toires en compt­abil­isant non pas tant le nom­bre de femmes sec­ou­rues que le nom­bre de per­son­nes arrêtées (prox­énètes et clients confondus).